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Atout VIIII-L'HERMITE

Dernière mise à jour : 27 juin


L'HERMITE (Tarot Conver, éditions Y. Reynaud)

  • L'énigme de la désignation : moins un ermite qu'un hermétiste

Le Corpus Hermeticum traduit par Marsile Ficin

Le VIIIIe Atout du Tarot, L'HERMITE, présente une série d'énigmes, relativement faciles à résoudre, mais qu'il est nécessaire d'évoquer si l'on veut en comprendre le sens. Il y a d'abord l'énigme que représente l'écriture de son nom, L'HERMITE, tout comme l'énigme qui réside dans l'écriture de son nombre, VIIII. Le vieillard du Tarot est nommé Hermite avec un "H", ce qui rompt avec l'orthographe même ancienne du mort "ermite" qui vient du grec "erêmitês" et qui renvoie à la notion de solitude de celui qui vit loin de ses semblables, dans le désert, la montagne ou la forêt. Le terme grec "erêmos", le désert, a donné le terme erêmitês, ce qui nous rappelle que les premiers grands saints ermites de la religion chrétienne partaient loin des villages et des villes, souvent dans le désert, pour y vivre une vie de mystique qu'on appelle de ce fait "érémitique".

Cette dimension solitaire du VIIIIe Atout que contient le terme "ermite" est souvent mis en avant par les taromanciens, mais c'est par ignorance de la signification véritable de la désignation qui ne s'accorde pas complètement avec la "folie en Dieu" à laquelle adhéraient nombre de saints chrétiens du désert des premiers siècles de notre ère. Ces derniers suivaient, dans leur recherche de l'isolement et dans la réduction drastique de tous les besoins physiques, une voie mystique qui est, en réalité, un héritage du gnosticisme, le grand grand rival de l'hermétisme antique auquel adhère, par son "h", le neuvième Atout du Tarot. Le Tarot est en effet le livre en image de la doctrine hermétique que redécouvrait la Renaissance toute entière et non le produit lointain du gnosticisme et de son ascétisme.

L'HERMITE du Tarot n'est donc pas un ermite au sens où il développerait une mystique de l'ascèse forcenée, de la chasteté, du végétarisme, d'une diète exagérée et de l'isolement drastique loin de ses semblables. C'est un hermétiste, un philosophe qui adhère à la philosophie alexandrine qui représente une synthèse entre la métaphysique égyptienne et la philosophie grecque. L'Hermite, de ce point de vue-là, tient bien plus de Socrate que des esséniens et des Pères du désert du début de l'ère chrétienne parmi lesquels on trouve Antoine le Grand, Macaire le grand, Poémen, Évagre le Pontique, etc.

  • Un peu de culture : hermétisme et gnosticisme alexandrins

La fin de l'Antiquité est marquée par l'essor de doctrines à la frontière entre la philosophie et la religion, et c'est dans la ville cosmopolite d'Alexandrie que cet essor s'épanouit. Mais le fait est qu'il a pris deux formes opposées l'une à l'autre qui sont malheureusement souvent confondues l'une avec l'autre, alors même qu'elles sont opposées l'une à l'autre sur l'essentiel : le gnosticisme et l'hermétisme. Précisément parce que ces deux formes opposées sont nées dans la même ville d'Alexandrie, ces deux doctrines sont associées, prises l'une pour l'autre, et assimilées l'une à l'autre, tant par les tenants modernes de l'ésotérisme que par certains historiens. Pourtant, elles relèvent de postures radicalement opposées, et qui doivent être distinguées pour que puisse être mise en lumière la valeur précise que possède l'hermétisme au regard du Tarot, puisque c'est à cette doctrine, et non à son opposé, le gnosticisme, que le ou les créateur(s) du tarot ont adhéré et c'est cette doctrine hermétique qui a servi de fondement philosophique à sa création.

Le gnosticisme est une philosophie qui naît d'une haine marquée à l'égard de la matière et de ce monde matériel qui est le nôtre, et par voie de conséquence, il développe un grand mépris à l'égard du fait reproductif qui assure la continuité du monde vivant au sein de la nature comme au sein de l'humanité. Cette haine s'enracine dans une nostalgie infinie à l'égard d'un monde à la transcendance très éloignée, qu'elle pense comme purement spirituel, et qui est vécu par les gnostiques comme l'authentique patrie de leur âme pneumatique (de "pneuma", le souffle, l'esprit). C'est pour rendre l'âme à sa vraie nature, pensée comme purement spirituelle, et dès lors c'est pour la dégager du cloaque qu'est aux yeux des gnostiques le monde de la matière, que le gnosticisme préconise la négation radicale des besoins du corps, et cela prend la forme de toute une suite d'ascèse, tels que les jeûnes drastiques, du renoncement à l'égard de toute pratique sexuelle, du végétarisme, etc.

La posture gnostique est clairement un repli hors du monde vécu, et ce repli est une propédeutique à l'envolée l'âme vers un Pro-père divin étranger à toute matière et qui ne sera complètement effective qu'à la mort du corps du gnostique. Si l'on retrouve bien des aspects de cette posture dans de nombreuses philosophies, celle de Platon en particulier en a d'incontestables accents, le mouvement gnostique alexandrin du IIe siècle après J.-C. la systématise. L'historien Henri-Charles Puech distingue dès lors entre le gnosticisme dont le terme est à réserver à la doctrine alexandrine du début de notre ère, et la gnose éternelle qu'on voit se développer de manière moins pure ailleurs et dans toutes les cultures. La gnose est en réalité, nous aurons sans doute l'occasion d'y revenir, la tentation perverse de toute spiritualité humaine, et l'hermétisme en est le remède.

Le véritable enracinement culturel du gnosticisme n'est ni grec, ni égyptien, contrairement à celui de l'hermétisme. Il est juif. Et s'il naît, dans l'Alexandrie des premiers siècles de notre ère, une doctrine qui l'épure et en systématise la posture, cette dernière était déjà grandement en jeu chez les Esséniens des siècles avant notre ère, et avant eux dans le courant prophétique de la religion hébraïque, si bien qu'en réciprocité le gnosticisme a profondément nourri la Littérature des Palais, puis la kabbale provençale. Jamais, cependant, elle n'a connu une explicitation aussi claire que dans ce gnosticisme alexandrin qui s'épanouit au IIe siècle de notre ère, pour se prolonger ensuite chez les ermites du désert qu'étudie par exemple Jacques Lacarrière dans Les hommes ivres de Dieu puis, plus tard, dans le catharisme occitan.

L'hermétisme est une doctrine qui se situe très exactement à l'opposé de cette haine de la matière. Il naît du croisement de la philosophie grecque et de la métaphysique égyptienne. Il est apparenté, dans son panenthéisme à la philosophie stoïcienne qui de la Grèce antique s'était épanoui ensuite chez les Romains et qui n'est guère compatible avec l'idée d'un dieu éloigné et transcendant, extérieur à la Création, qui est le propre des trois monothéismes. Pour l'hermétisme, comme c'était le cas pour la métaphysique égyptienne, le cosmos tout entier, et tout particulièrement de la nature vivante, n'est autre que le Visage visible d'une divin par ailleurs invisible. Pour l'hermétisme, le secret de toute sagesse réside donc tout entier dans l'amour qu'éprouve tout authentique disciple d'Hermès, pour le monde réel, pour sa beauté, pour la magnificence de la nature que seule, l'humanité aveugle peut altérer. La destinée de l'être humain ne consiste dès lors, en rien d'autre dans les enseignements d'Hermès, qu'à rendre capable l'humanité d'assumer pleinement son rôle face au divin : se faire le regard-miroir émerveillé de cette magnificence. Tout, dans le monde naturel, est pour l'hermétiste à contempler et à aimer de toute son âme, car ce monde vivant n'est pas autre chose que le Corps même de la Divinité Une originelle. À celui qui est éveillé à sa propre réalité spirituelle, affirme ainsi Hermès dans le Ve Traité du Corpus Herméticum, « le seigneur n’est pas avare, il se révèle dans l’univers entier ».

Le panenthéisme hermétique ne peut donc nullement se confondre avec la mystique de la transcendance gnostique tant s'opposent la représentation du réel qu'ont ces deux courants de pensée alexandrins et les pratiques qui en découlent. Ainsi, quand le gnosticisme exige l'ascétisme ou quand, par mépris de la chair, il s'enfonce dans les pratiques les plus immondes de la sexualité, l'hermétisme cultive la tempérence des philosophes grecs, et un émerveillement devant la nature qui est le fondement de sa mysticité et fait de la sexualité humaine une voie privilégiée pour participer aux puissances divines de la vie qui traversent toute la nature. Pour les gnostiques, il s'agit par tous les moyens de se dissocier de la chair, pour les hermétistes, il s'agit d'adhérer aux formes les plus élevées de la sanctification de la chair.

On se doute dès lors que la posture de L'HERMITE du Tarot qui affirme, par l'écriture de sa désignation et le "h" qui inaugure celle-ci, une claire adhésion à l'hermétisme ne consiste pas du tout à se couper du monde, à s'isoler dans la solitude du désert, à nier les besoins du corps, et d'une manière générale à rejeter la réalité matérielle pour atteindre une réalité immatérielle à la transcendance toujours plus éloignée, mais à diffuser sa lumière dans le monde pour le révéler à lui-même dans son véritable sens en tant que corps émerveillant du divin. Au sein de ce Livre hermétique en image qu'est le Tarot de Marseille, L'HERMITE qui n'est pas un solitaire, mais un guide transmet ce savoir venu d'Hermès et qui seul donne son sens à la vie humaine. Il guérit la spiritualité humaine de la tentation gnostique et de la perversion qu'elle représente. Il est le sage qui redonne foi dans le devenir corporel et spirituel de l'humanité, quand il ne s'agit pas de se défaire d'une des deux dimensions, mais d'en garantir l'union quasi matrimoniale.

  • L'HERMITE face à Cronos, le Temps dévorateur

La langerne de L'HERMITE (Tarot Conver, éditions Y. Reynaud)

Il est toujours intéressant de comparer le Tarot tel qu'il fut créé à Milan au jeu princier à Triomphes qui le précède et qu'on désigne sous le nom de ses commanditaires, le Visconti-Sforza. Or, L'HERMITE n'existait pas dans ce jeu tel qu'il est parvenu jusqu'à nous, et qui présentait pourtant bien un vieil homme qui cheminait lentement, portant un long bâton de soutien, et tenant dans la main un sablier, symbole du temps qui passe. Ce n'est pas L'HERMITE que le vieil homme du Visconti-Sforza, mais Cronos ou son équivalent latin Saturne, et ce n'est pas une lanterne que ce personnage levait haut vers le ciel pour éclairer le monde de sa sagesse, mais un sablier, et son bâton droit est fort différent aussi.

Le Temps, Cronos, selon le jeu de Cartes à Triomphes Visconti-Sforza

Cronos et Saturne sont des personnages très ambivalents au sein de la mythologie antique, à la fois terribles, comme le sont la plupart des Titans, et civilisateurs dans leur grand âge. Cronos était en effet l'une des forces primordiales de la nature dans son caractère inexorable et, comme le temps qu'il représente, il fut imaginé dévorant ses enfants, jusqu'à ce que Zeus (ou Jupiter), son fils, le destitue et prenne sa place pour imposer au Ciel l'ordre olympien. Mais Cronos finit, dans son grand âge, par incarner la plus grande sagesse, offrant à l'humanité la première civilisation fondée sur l'agriculture et un âge d'or qu'il gouvernait directement.

Si le ou les créateur(s) du Tarot a ou ont jugé bon de remplacer Cronos par le personnage de L'HERMITE, c'est parce que ce dernier est bien autre chose que cette notion de temps que son grand âge incarne. L'HERMITE n'a en outre aucun des aspects violents de Cronos. Il est le visage de la sagesse humaine, celle qu'accorde seulement une longue vie. Et cette sagesse éclairante est tout entière symbolisée par sa petite lanterne qui brille dans la nuit.

La Carte qui incarne le temps, dans le Tarot, n'est pas en effet L'HERMITE mais LA ROUE DE FORTUNE, et c'est de multiples manières comme nous aurons bientôt l'occasion de le découvrir qu'elle met en scène les différentes temporalités existantes pour l'humanité. Mais L'HERMITE, en précédant LA ROUE DE FORTUNE, annonce la Carte suivante. Accompagné de son bâton, il saura répondre à la question que pose la Spinge à celui qui ose l'affronter : "que fais-tu du temps qui passe ?" "Le mets-tu à profit pour accomplir ta nature humaine ?"

  • L'HERMITE est tourné vers la gauche, affrontant la nécessaire introspection du chemin parcouru

L'HERMITE du Rider

Incontestablement, L'HERMITE du Tarot est un vieil homme. Il a les cheveux et la barbe de couleur grise, il possède des rides sur le front : c'est un homme qui a vécu, et qui possède une grande expérience de la vie. Son bâton, ainsi que sa houppelande qui le protège des intempéries font de lui un pèlerin sur la voie initiatique qu'il éclaire. Mais il n'avance pas. Il n'est pas en chemin. Il s'est arrêté pour projeter la lumière de sa lanterne sur le chemin déjà parcouru, et c'est pourquoi il est tourné vers la gauche.

Il y a, dans le Tarot, des personnages très polarisés, les uns tournés vers la gauche, et d'autres vers la droite. La gauche représente le passé, mais aussi la vie intérieure, l'introspection, la passivité et la réceptivité, ainsi que de la capacité méditative, tout comme le conservatisme, l'adhésion à une mémoire du passé, l'attachement aux formes déjà existantes, tandis que la droite parle de l'avenir, du changement, de l'activité ou de l'aventurisme, et même du caractère révolutionnaire de ce qui s'avance à grands pas vers l'avenir. Nul n'est surpris de voir que LA PAPESSE, L'ÉTOILE, deux femmes marquées par la vie introspective et méditative, et même L'EMPEREUR, ce garant des structures acquises, sont franchement orientés par la gauche, tandis qu'au contraire, LE MAT et l'Atout XIII avancent vers la droite d'un pas vif, pendant que LE PAPE invite son public à aller de l'avant en orientant les regards, par sa main gauche, vers la droite. LA PAPESSE et L'ÉTOILE manifestent en effet une posture passive et réceptive, quand, au contraire, LE MAT et l'Atout XIII, et dans une moindre mesure LE PAPE annoncent une sorte d'accélération du destin.

Comme LA PAPESSE, L'HERMITE met l'accent sur le caractère méditatif du personnage qui en est l'expression, mais aussi comme L'EMPEREUR, l'orientation de L'HERMITE parle du conservatisme de ce dernier. L'HERMITE est, avec LA PAPESSE, l'un des deux gardiens tarologiques des mémoires. Il n'est pas assis comme LA PAPESSE, car c'est un pèlerin, mais son avancée s'est arrêtée. Il est peut-être bien parvenu au terme de ce chemin et désormais entre en contemplation devant ce qu'il a parcouru, à moins qu'il mette en lumière quelque étape essentielle. C'est l'homme des bilans et de la réflexivité. Il prend le temps de réfléchir. S'il s'est arrêté pour regarder en arrière, c'est parce qu'il cherche le sens de ce chemin de vie qui fut le sien pour l'offrir au monde.

Certains taromanciens ont imaginé L'HERMITE marcher à reculons. De fait, puisque la ligne du temps va de gauche (le passé) vers la droite (l'avenir), on pourrait penser qu'il marche à l'envers. Mais une telle interprétation ne vaut pas mieux que celle qui l'imagine avancer vers la gauche, c'est-à-dire vers le passé. La régression que ces deux interprétations proposent n'a pas sa place dans le Tarot. En réalité, et en toute logique, L'HERMITE est en train de faire une pause sur le chemin qui est le sien. Il s'est retourné vers ce qui a été parcouru et lève sa lanterne, ce n'est pas pour éclairer le chemin qui lui reste à faire, car parvenu à l'extrémité de sa vie, il n'a plus grand obstacle à franchir et ne peut guère aller au-delà, mais pour éclairer le chemin qu'il vient de faire et en saisir le sens. Et il le fait autant pour lui que pour les autres. Loin d'être un ermite, L'HERMITE est un guide et dévoue la fin entière de sa vie à l'éveil de la conscience de l'humanité.

  • L'HERMITE est-il un solitaire ? Ce que nous apprend sa lanterne

Pratiquement tous les taromanciens parlent de la solitude de L'HERMITE, probablement du fait de la référence à la mystique érémitique que suggère en langue française le nom d'ermite. Bien que le sens véritable du nom de L'HERMITE soit le lien à l'hermétisme alexandrin, lier l'isolement et la solitude à ce personnage n'est pas totalement sans fondement, même s'il ne faut pas en faire l'essence de cet Atout. Cette solitude se trouve dans le contraste entre la lanterne et l'obscurité qui en justifie la présence. Et elle doit être dépassée par la transmission nécessaire du sens qu'incarne l'Atout VIIII.

La symbolique de la lanterne est assez évidente, elle renvoie à la lumière de la conscience, et en tant que telle, bien évidemment à une forme de solitude : chacun se doit de penser par lui-même, d'atteindre donc une forme d'individuation dans l'ordre de la pensée. Tel est le message du père de la philosophie, Socrate, un bel HERMITE, même s'il vivait au coeur de la cité d'Athènes, et même s'il passait sa vie à entrer en dialogue avec ses concitoyens. Cette petite flamme que brandit le personnage de L'HERMITE dans la lanterne qui la protège exprime une dialectique entre l'obscurité dans laquelle presque tous les êtres humains restent plongés et les puissances éclairantes de la conscience telle qu'elle se développe en chacun pour peu qu'on en fasse l'effort.

Voici un rêve que fit Jung alors qu'il était étudiant et qui en montre toute l'importance, puisqu'elle est au coeur de l'individualité, mais aussi sa fragilité :

"C'était la nuit, dans un endroit inconnu ; j'avançais qu'avec peine contre un vent puissant soufflant en tempête. En outre, il régnait un épais brouillard. Je tenais et protégeais de mes deux mains une petite lumière qui menaçait à tout instant de s'éteindre. Or, il fallait à tout prix que je maintienne cette petite flamme : tout en dépendait. Soudain, j'eus le sentiment d'être suivi ; je regardais en arrière et perçus une gigantesque forme noire qui avançait derrière moi. Mais, au même moment, j'avais conscience que - malgré ma terreur - sans me soucier de tous les dangers, je devais sauver ma petite flamme à travers nuit et tempête. Quand je me réveillai, je compris immédiatement : c'est le 'fantôme du Brocken', mon ombre même projetée sur les traînées de brouillard par la petite lumière que je portais devant moi. Je savais aussi que cette petite flamme, c'était ma conscience : c'était la seule lumière que je possédais. Ma connaissance propre était l'unique et le plus grand trésor que je possède. Il était certes infiniment petit et infiniment fragile comparé aux puissances de l'ombre, mais c'était tout de même une lumière, ma seule lumière. (...) La tempête qui soufflait derrière moi, c'était le temps qui, sans arrêt, s'écoulait dans le passé, mais qui était tout aussi continuellement sur mes talons. Le temps exerce une succion puissante et attire avidement en lui tout ce qui existe ; ne lui échappe pour un moment que ce qui va de l'avant." (Jung, Une Vie)

Le rêve de Jung retrouve spontanément cette opposition que l'histoire du Tarot met en lumière, entre la fragilité de la flamme qui représente la conscience individuelle et la temporalité qui, comme Cronos, dévore toute vie. La lanterne incarne la résistance qu'oppose la conscience de chacun face au temps, elle qui décide, qui résiste aux automatismes acquis, qui se défait donc de l'emprise du passé, qui se souvient aussi, qui apprend les leçons du temps. Elle est cette petite lumière qui fait que chaque être humain a l'aptitude à dire "je", "je pense", j'existe" et lui permet de se dresser, solitairement, face à l'inexorable puissance dévoratrice en même temps que génératrice qu'est le temps. C'est en cela que réside la royauté de l'humanité. La conscience qu'incarne la petite lanterne de L'HERMITE est le trésor qui fonde l'individualité de chaque individu car, aussi petit soit chacun au regard du cosmos, c'est par elle qu'il possède le moyen de penser la réalité du monde. Mais cela ne se fait pas sans effort comme le montrent les trois rides qui sont sur le front de L'HERMITE.

Il y a, d'autre part, un lien évident entre la lanterne de L'HERMITE et le Soleil qui brille dans l'Atout XVIIII. Même si la disproportion est évidente, il s'agit de la même lumière. L'une règne dans le Cosmos, l'autre dans le coeur de chacun. Mais il est clair que de L'HERMITE au SOLEIL, une évolution majeure est en jeu : c'est la nuit qui règne avec L'HERMITE et sa lanterne représente, pour les égarés, le point fixe qui leur permet de s'orienter et que leur propose l'archétype du Vieux Sage, tandis que le plein jour et la transparence règnent dans l'Atout XVIIII. Un long cheminement doit être parcouru avant que le jour ne soit complètement levé en ce qui concerne l'humanité, mais tel est bien le chemin proposé par L'HERMITE et à travers lui par le Tarot.

L'HERMITE ne marche pas à reculons, mais prend le temps de se retourner sur sa propre vie passée afin d'en saisir le sens et le transmettre à ceux qui viennent après lui. En ce sens, L'HERMITE n'est pas un solitaire. Si c'est seul qu'il fait l'effort de penser, de méditer, de réfléchir au sens de ce qu'il a vécu, c'est en grande partie pour transmettre l'enseignement qu'il en a tiré qu'il se retourne ainsi et éclaire le chemin de l'humanité. Quand la lanterne est brandie par lui sur ce chemin du passé, c'est pour mieux éclairer ceux qui viennent à lui. L'HERMITE est moins un ermite qu'un guide, qu'un passeur, qu'un pasteur des âmes qui le suivent.

Diogène de Sinope

L'image de L'HERMITE brandissant sa lanterne n'est pas sans évoquer le personnage de Diogène de Sinope, le plus célèbre des cyniques, et qui se promenait, en plein jour, dans la ville d'Athènes avec une lampe allumée en disant : "je cherche un être humain". Il sous-entendait qu'aucun de ses contemporains n'était digne d'être désigné comme tel tant le monde est rempli d'aveugles que le Soleil ne suffit pas à éclairer. Il s'agissait d'une mise en scène à l'humour grinçant, comme souvent avec les cyniques, mais qui avait pour message l'idée, que n'auraient pas reniée les disciples d'Hermès, selon laquelle l'humanité n'est pas seulement une donnée naturelle, mais une conquête exigeante à laquelle ne s'adonnent hélas trop souvent que quelques rares exceptions. Faire preuve de conscience, tel est le rôle de L'HERMITE qui transmet sa foi en l'humanité et en son potentiel de plein déploiement. S'il brandit ainsi sa lanterne, c'est parce qu'il a un rôle de passeur, de guide, de berger à l'égard de ceux qui, plus jeunes, et de tous ceux qui peuvent s'égarer sur le chemin de la vie. Sa conscience enracinée dans une longue expérience n'est pas là pour éclairer un chemin qui le mènerait vers l'avant et donc vers la droite, mais pour trouver le sens du chemin qui a été parcouru afin de dévoiler, à tous, le sens de la vie humaine. Ce sens est hermétique : le but de la vie humaine se trouve dans la capacité hautement mystique de chacun à se faire le miroir émerveillé de la Création, et par là même de se faire l'interlocuteur du divin.

  • Le bâton ondoyant et rouge de L'HERMITE

Nous l'avons dit, L'HERMITE a une nature introspective. Il est à ce moment terminal de sa vie où, ayant parcouru un long chemin et ayant beaucoup appris, il s'arrête, se retourne sur tout ce qui a été vécu et accompli, et l'éclaire de la lumière de la conscience afin aussi de restituer, à ceux qui le suivent ou le visitent, une orientation et un sens de la vie qu'ils n'ont pas encore trouvés par eux-mêmes, sans doute par manque de maturité. Le bâton qu'il tient dans sa main droite n'est pas, cependant, un simple bâton de pèlerin, une aide à la marche. Il incarne la sagesse et le pouvoir qu'elle accorde à ceux qui la possèdent.

Le bâton est en lui-même un symbole fort qui a deux principaux axes d'interprétation : c'est un symbole de pouvoir et c'est un symbole axial. Et ces deux axes ont leur place dans l'Atout VIIII, même si l'axial domine.

Dans le Tarot, les bâtons sont colorés de manière précise, et chaque couleur met en lien les Atouts deux par deux, et cela à l'exception du DIABLE qui est le seul à posséder un bâton vert si toutefois on accepte de voir, dans le flambeau qu'il porte, une sorte de bâton. Il y a ainsi les bâtons de couleur or que possèdent L'EMPEREUR et la femme qui est au centre du MONDE, il y a les bâtons de couleur chair propres à L'IMPÉRATRICE et au CHARIOT, les bâtons de couleur ciel que portent LE BATELEUR et LE PAPE, et enfin les deux bâtons de couleur rouge qui concernent LE MAT et L'HERMITE.

La couleur rouge nous emmène du côté du feu, de la passion, des élans vitaux, du sang, de la vie, mais aussi de la violence et de la mort. C'est, nous explique le Dictionnaire de la symbolique des rêves de Georges Romey, la couleur du "devenir terrestre". Cette couleur qui met un lien entre LE MAT et L'HERMITE dit dès lors des choses différentes pour l'un et pour l'autre. L'énergie vitale est en effet à son maximum avec LE MAT qui démarre toute chose et dans un mouvement pulsionnel révolutionnaire, quand elle arrive à son terme avec L'HERMITE qui a le devoir de tirer les leçons de la vie.

Le fait que L'HERMITE, dans le Tarot de Marseille, porte un bâton de couleur rouge rappelle que la sagesse qu'il incarne n'est pas à confondre avec le savoir appris, livresque ou non. La sagesse, en effet, naît de l'expérience de la vie. Et cette sagesse lui accorde une forme d'autorité que représente aussi la symbolique du bâton, une autorité qui ne repose ni sur sa position politique ni la force, mais sur le rôle que son grand âge lui accorde : il est un sage et un éveilleur de conscience. Son bâton rouge est donc un bâton de sagesse, plus qu'un bâton de pouvoir et son autorité naît du grand âge et d'une longue expérience et d'une nature charismatique ou de la force publique.

Si le bâton de L'HERMITE partage sa couleur avec celui du MAT, leurs formes diffèrent. Ce bâton rouge de L'HERMITE est le seul à avoir une forme ondulante, ou ondoyante. Cette forme particulière le met, d'une autre manière que la couleur rouge, en relation avec l'essence même du vivant qui suit rarement une droite dans son déploiement, et préfère le mouvement ondulatoire des vagues ou des ondes. Ce bâton est surtout en relation avec le Serpent qui possède une symbolique complémentaire à celle du Vieux Sage qu'incarne, dans le Tarot, L'HERMITE.

Là encore, cependant, c'est le travail de G. Romey qui nous donne le meilleur éclairage sur cette nature ondoyante du bâton rouge de L'HERMITE. L'onduleux quand il apparaît dans les rêves réconcilie des expressions contradictoires de la psyché, et tout particulièrement les plans de l'horizontalité et de la verticalité. C'est le sens du mouvement sinueux du serpent qui est, avec le Vieux Sage qu'incarne L'HERMITE, l'un des plus importants guide de l'initiation. Il n'est pas dès lors étonnant que ce bâton de sagesse de L'HERMITE prenne la forme du serpent, celui-ci, en effet, lorsqu'il apparaît dans les rêves, annonce, l'intervention prochaine du Vieux Sage et avec lui une accélération de la dynamique psychique.

Il est triste de voir à quel point ce symbole du Serpen qui était pleinement lié aussi à l'archétype préhistorique de la Mère divine, a perdu toutes ses fonctions positives, au sein d'un imaginaire moderne issu de plusieurs millénaires de monothéisme mâle qui en a fait l'image du mal. Mais la sagesse du Tarot qui prend racine dans l'hermétisme alexandrin dépasse largement les limites religieuses du monothéisme. En montrant un HERMITE avançant en s'aidant d'un bâton rouge-sang et à la forme sinueuse, il transmet directement à l'inconscient de ceux qui le consultent une sagesse antédiluvienne et oubliée. Par sa forme, par son mouvement ondulatoire, le serpent rappelle en effet que la vie vivante dépasse les catégories du mental pour réconcilier le mal et le bien, mais aussi entre la vie et la mort, et encore entre la Terre et le Ciel. Car telle est l'essentielle signification du bâton rouge et sinueux de L'HERMITE et le fondement de la sagesse de ce dernier : il fait le lien entre la Terre et le Ciel. Sa nature est essentiellement axiale.

  • La houppelande de L'HERMITE, son statut de pèlerin, et son lien à L'ÉTOILE

La houppelande de L'HERMITE (Tarot Conver, éditions Y. Reynaud)

L'HERMITE partage avec LA PAPESSE autre chose que la seule orientation vers la gauche. Comme cette dernière, il est le personnage le plus vêtu, car sur sa longue robe de couleur verte, il s'est recouvert d'une sorte de cape, une houppelande semblable à celles que portent les moines, les prêtres, et les itinérants du Moyen Âge. L'Hermite est en effet le seul personnage orienté vers la gauche qui soit debout et sur un chemin. Le bâton rouge sur lequel il s'appuie, tout comme la houppelande dont il est revêtu, font de lui un pèlerin.

On peut certes donner une autre signification à cet amas de vêtements que porte L'HERMITE et voir en lui un personnage essentiellement secret, comme c'est le cas de LA PAPESSE qui se voile sous de multiples couches de tissus, mais cette interprétation de LA PAPESSE a une légitimité que n'a pas celle de L'HERMITE qui n'est pas, de son côté, surplombé par un voile. On peut aussi, comme le font Marianne Costa et Alexandro Jodorowski interpréter la houppelande comme un indice climatique et voir, dans L'HERMITE, une carte suggérant le froid et l'hiver en lien avec le signe du capricorne que gère la planète Saturne, et peut-être renvoie-t-elle aussi, de ce fait, à "la solitude intérieure de l'initié". Mais, la houppelande rappelle surtout une situation historique qui lie le Vieux Sage qu'est L'HERMITE à L'ÉTOILE : ceux qui s'engageaient sur un pèlerinage qui les menait du Nord et de l'Est, dans une longue marche pédestre, jusqu'à Saint Jaques de Compostelle portaient une houppelande pour les protéger des rigueurs climatiques et qui leur servait aussi de couverture la nuit. Un tel trajet est en lui-même symbolique et sa géographie éclaire, de sa propre lumière, l'orientation de L'HERMITE dans son iconographie.

Les pèlerins dormaient souvent à la belle étoile et en profitaient pour tracer leur itinéraire avec assurance. Revêtir L'HERMITE d'une houppelande rappelle donc aux amateurs du Tarot que les anciens pèlerins s'orientaient en regardant les étoiles, si bien que le chemin qui les menait à Compostelle a fini par porter le nom de "chemin des étoiles". Contrairement au MAT, dont les interprètes ont fait aussi un pèlerin en partance et en marche pour Saint Jacques de Compostelle, L'HERMITE est, cependant, lui, arrivé à la fin de son voyage si bien qu'il est moins désormais un pèlerin qu'un guide, un berger qui prend soin de ses brebis humaines.

  • La prudentia et la vertu de sagesse qu'incarne L'HERMITE

La Foi dans le Visconti-Sforza

Dans un article de La Croix, Sophie de Villeneuve revient sur les sept vertus telles qu'elles étaient enseignées dans le catéchisme de la religion catholique depuis saint Thomas d'Aquin. Quatre vertus étaient empruntées à la philosophie, trois relevaient proprement de la relation religieuse au divin. Les premières, qui avaient été travaillées particulièrement par le philosophe Aristote, sont la justice, la prudence, la force d'âme, et la tempérance. Les trois vertus théologales sont la foi, l'espérance et la charité. Si Sophie de Villeneuve et le journal La Croix ont éprouvé le besoin de revenir à des vertus alors même que notre monde moderne les a discréditées, c'est précisément parce qu'un monde équilibré et heureux n'est pas possible si l'humanité s'en détourne et ne parvient plus à transmettre leur importance et leur pratique chez la jeunesse. Les quatre vertus cardinales ont leur place dans le Tarot et se laissent aisément découvrir. Il s'agit pour la justice de l'Atout VIII qui porte son nom, pour la prudence de notre HERMITE, l'Atout VIIII, pour la force d'âme, l'Atout XI, LA FORCE, et pour la tempérance, l'Atout XIIII, TEMPÉRANCE qui s'écrit sans l'article. Les vertus théologales existaient comme telles dans ce jeu princier qui a inspiré le Tarot, et qui porte le nom de ses commanditaires, le Visconti-Sforza. Si, dans le Tarot dit de Marseille, il n'y a pas de Cartes spécifiquement dédiées aux vertus théologales, on peut clairement relier la foi, la charité et l'espérance à L'ÉTOILE, l'Atout XVII.

La vertu de justice a été rencontrée lors de l'étude de l'Atout VIII qui se trouve au coeur de la communauté sociale et politique que représente la seconde Main du Tarot, et au-dessus de L'IMPÉRATRICE du fait de son importance, aussi, pour la communauté familiale. Les vertus de la force d'âme et de tempérance seront rencontrées avec l'étude de l'Atout XI et de l'Atout XIIII.

En ce qui concerne la vertu de prudence qui est attribuée à L'HERMITE, il faut, pour la comprendre, se rattacher à son origine latine, prudentia, tant le mot "prudence" en langue française a perdu de son sens et tant, de ce fait, cette vertu est désormais méprisée et presque considérée comme un défaut. Au sein de notre société agitée de passions névrotiques, la prudence apparît souvent comme un manque de courage, une pusillanimité excessive et handicapante de celui qui n'ose jamais se lancer. Mais le terme latin prudentia est la traduction de la phronêsis grecque, la sagesse dans son aspect pratique, éclairée qu'elle est par la sophia, la sagesse théorique et abstraite. C'est ni plus ni moins que la capacité à comprendre ce qui se passe, à voir de manière large le réel au lieu de s'obséder de telle ou telle de ses petites parties, qui permet de prendre des décisions intelligentes. Cette association de la phronêsis (la prudence) et de la sophia (la sagesse) surplombe et contient, selon Aristote, toutes les autres vertus, car impossible d'être sage sans être courageux ou tempérant, ou juste. C'est une vertu qu'il est de ce fait "architectonique". saint Thomas d'Aquin voit, de son côté, dans la prudence (la sagesse pratique) la vertu qui doit gouverner toutes les autres. Et comme l'explique encore Sophie de Villeneuve, la prudence est un équivalent à la notion de discernement. Le sage est celui qui fait preuve de discernement et avance, de ce fait, éclairé, par la lampe intérieure qu'est la conscience individuelle, dans sa vigilance.

Les cathédrales gothiques, qui ont été pensées par des bâtisseurs détenant un savoir hermétique devenu secret au Moyen Âge, plaçaient les statues des quatre vertus sur leurs porches qui accueillent les croyants, en les opposant aux vices contraires. Le contraire de la prudence, c'était, pour les bâtisseurs de cathédrales, la stupidité de qui agit sans réfléchir.

Ceci doit nous éclairer quand on lit les analyses que font les taromanciens de L'HERMITE. Peut-on être trop "prudent" comme souvent on l'entend à son sujet ? Cela reviendrait à dire que le discernement peut être excessif et qu'il est bon d'être sot. Le discernement conduit à la force d'âme, au courage, et à cette vertu que les Grecs prisaient au plus haut point, le kairos, la capacité à agir immédiatement quand le moment l'exige, et à faire ce qu'il faut à l'instant T. Aussi les Vieux Sages de la littérature et de l'art sont-ils d'aussi bons guerriers que de merveilleux guides. Gandalf en témoigne. En eux, la prudentia, prend toutes les formes qu'exigent le moment venu, y compris celle d'agir avec force et rapidité.

  • Le Vieux Sage et sa transmission du sens

Jung, Les Racines de la conscience

C'est Jung qui a permis de comprendre que la psyché humaine n'est pas composée que d'une conscience individuelle et d'un inconscient né du pulsionnel et du refoulé. La psyché de l'être humain possède un stock d'archétypes qui transcendent largement ce qui est personnel à chacun. Les archétypes composent en effet l'inconscient collectif dans lequel puise l'être humain en quête de lui-même sur le chemin d'individuation, tout comme chaque culture se les approprie pour les rendre assimilables à ceux qui la partagent. Ils représentent la nourriture dont l'âme humaine a besoin, pour déployer toutes ses potentialités sur le chemin de l'individuation. Parmi les nombreux archétypes existants, trois joueraient un rôle particulièrement important : l'Anima ou l'éternel féminin, l'Ombre, ce double maléfique que chacun porte en soi, et le Vieux Sage qui représente, pour citer Jung, "la voix du mage blanc qui est, à tous égards, supérieur à la conscience du rêveur". La rencontre avec le Vieux Sage est toujours une rencontre avec son Guide intérieur.

La visite du Roi à Merlin, Bibliothèque Nationale

L'archétype du Vieux Sage représente en effet la Sur-conscience dont chacun est potentiellement le porteur. C'est l'homme médecine des sociétés premières et Jung reconnaissait en lui aussi bien le prophète Élie que Philémon, un personnage d'un mythe grec qui voyait en lui un vieillard bienveillant, et le seul, avec son épouse Baucis, à avoir su accueillir les dieux Zeus et Hermès dans leur simple chaumine.

Si les archétypes sont en effet universel au sens où on les trouve dans toutes les cultures, chaque culture et chaque époque s'en empare pour les réinventer selon ses propres besoins. Ainsi, si certains membres de notre société ont été nourris par le personnage de Merlin l'enchanteur qu'on trouve dans les contes médiévaux, le personnage de Gandalf propre à l'univers romanesque de Tolkien a souvent pris sa place dans la psyché de la jeunesse actuelle dans sa rencontre avec l'archétype du Vieux Sage. L'HERMITE du Tarot en représente une figure particulièrement intéressante, puisqu'à l'archétype du Vieux sage se mêlent l'enseignement panenthéiste de l'hermétisme et l'amour infini pour le monde vivant qui en est le fondement.

Philémon, dessin de Jung

Dans Ma Vie, Souvenirs, rêves et pensées, Jung confie l'importance que posséda pour lui cette figure intérieure du Vieux Sage, qui a pris d'abord la forme du prophète Élie, puis celle du grec Philémon. Il voyait en ce dernier "un païen qui amena à la surface une atmosphère mi-égyptienne, mi-hellénique de tonalité quelque peu gnostique"... Cette référence à la doctrine rivale de l'hermétisme ne doit pas nous tromper, car Jung fait là une erreur classique : il désigne par le nom de "gnostique" ce qui est en réalité une évidente référence à l'hermétisme, tant par les enracinements culturels qu'il lui reconnaît, à la frontière entre l'Égypte et la Grèce antiques, que par le type d'enseignement que Jung dit avoir reçu de ce Philémon intérieur. Ce faisant, ce dernier ressemble à s'y méprendre à L'HERMITE du Tarot qui se trouve lui aussi, le porteur de la sagesse hermétique telle qu'elle s'est dévoilée à l'humanité dans la ville d'Alexandrie, aux premiers siècles de notre ère.

Les couleurs du Martin Pécheur

C'est dans un rêve que Philémon est d'abord apparu à Jung et il le vit posséder des ailes de Martin Pêcheur, planant dans un Ciel bleu, étrangement recouvert de mottes de terre qui prenaient la place des nuages. Le message est assez clair : ce sage Philemon rappelait à Jung qu'il ne faut pas chercher la sagesse dans un Ciel transcendant - ce qui nous emmènerait du côté du gnosticisme", mais au contraire revenir à la Terre, car c'est elle qui porte toute authentique spiritualité qui ne consiste pas à nier la matière, mais à la spiritualiser. La référence aux couleurs du Martin Pêcheur est à ce sujet éclairante, car dans son plumage le Ciel et de Terre s'adjoignent l'une à l'autre.

Il faut lire G. Romey, l'inventeur de la thérapie en Rêve Éveillés Libres, pour comprendre pourquoi cet archétype accompagne une radicale transformation du psychisme quand il apparaît dans les rêves. Le Vieux Sage accompagne la guérison de l'âme qui n'est possible que par le dépassement des contradictions et leur transformation en complémentarité, ce qui, notons-le au passage, est le propre de la philosophie hermétique :

"Sa présence témoigne de l'existence d'un sens de la vie qui demeure inaccessible à l'entendement humain. Le vieux sage sait, mais ne parle pas. Lorsqu'il prononce des paroles, elles ne sont pas compréhensibles à la raison ordinaire. S'il propose au rêveur privilégié de consulter le Livre dans lequel sont tracées les données du destin, c'est pour le convaincre de renoncer à les connaître. (...) ses attributs les plus fréquents sont, dans l'ordre, la longue barbe, la bougie, le Livre du destin, le bâton et les moutons ou les chèvres. Cette énumération laisse deviner que le vieillard revêt souvent l'apparence d'un pasteur, d'un berger ou d'un pèlerin. Mais la liste des personnifications qu'il peut choisir est longue. Parmi celles-là, on notera surtout l'ermite, le moine, le pêcheur, l'artisan, le druide, le chef indien, le patriarche. Parmi les symboles qui lui sont associés, on retiendra la Vierge et le Soleil levant. Il est apparenté à l'étoile et au serpent".

Accompagné de l'archétype de l'Étoile, le Vieux Sage témoigne, lors de son apparition dans le rêve, de la dissolution des angoisses métaphysiques. Quand apparaît le Vieux Sage dans les Rêves éveillés libres de la thérapie inventée par G. Romey, le temps n'est plus vécu à la lumière des angoisses métaphysiques car en répandant ses lumières, il a relié le psychisme à la symbolique de l'Étoile, offrant au rêveur la paix qui n'appartient qu'à celui qui adhère, sans crainte, au devenir.

  • L'attribut manquant : le Livre du destin n'accompagne pas L'HERMITE, mais LA PAPESSE

Si le Bâton axial et la houppelande accompagnent quasiment toutes les représentations du Vieux Sage, L'HERMITE du Tarot a ses propres singularités dans l'expression qu'il représente de cet archétype. Il possède une lanterne qui éclaire un chemin dans la nuit, mais le Livre du destin qu'il possède, dans les rêves, dans l'art et dans la littérature, s'est déplacé, dans le Tarot, pour être l'un des attributs essentiels de LA PAPESSE.

C'est l'une des énigmes du Tarot et un article est, dans ce blog, consacré aux mystères que contient la Carte de LA PAPESSE. Rappelons simplement ici que le Tarot de Marseille est l'une des plus puissantes expressions artistiques de la résistance qu'a manifestées l'élite de la Renaissance italienne qui en est la créatrice, à l'égard des croyances et préjugés qui accompagnent les religions monothéistes. Durant les millénaires qui ont précédé le monothéisme, le Livre du destin était en effet entre les mains de puissances divines féminines. Les Moires, les Parques, les Fileuses, étaient maîtresse des mystères de la destinée, et non le Vieux Sage, cette figure essentiellement masculine. LA PAPESSE du Tarot s'est approprié ce qui appartenait aux déesses d'avant que le monothéisme occulte totalement ou presque le Féminin sacré. Elle incarne la Vieille Sage, la Sage Femme, celle qui soignait par sa connaissance des plantes et de la vie, et qui accompagnaient les femmes gravides lors de leur accouchement comme en témoigne encore la langue française, et elles étaient aussi celles qui savaient endormir les douleurs, et même soulager de la vie ceux qui souffraient de trop grands handicaps et aspiraient à mourir dans la dignité. L'euthanasie n'est pas une invention moderne, mais un ancien tribu des sages femmes dans leur service particulier à la communauté. Enfin, ces femmes de sagesse avaient aussi des capacités médiumniques que les rois-prêtres de Juda furent les premiers à éradiquer par l'immolation, plus de deux millénaires avant les terribles méfaits de l'Inquisition et du protestantisme à l'égard de celles qui étaient, depuis un bon moment déjà, assimilées à des sorcières. Dans le Tarot de Marseille, LA PAPESSE est l'authentique maîtresse du Livre du destin.

  • Le Nombre VIIII et l'appartenance de L'HERMITE à la Verticale des IIII

La Verticale des IIII (Tarot Conver, éditions Y. Reynaud)

Beaucoup d'interprétations du Nombre propre à L'HERMITE, le nombre neuf, mettent l'accent sur la fin de cycle qu'il représente. Ainsi Marianne Costa et Alexandro Jodorowski rappellent que le neuf accompagne la gestation jusqu'à la naissance de l'enfant, ouvrant alors un nouveau cycle. Pourtant dans le Tarot, et au sein de son Organisation holistique, ce n'est pas le neuf, mais le dix qui marque la fin d'un cycle. Le Nombre de L'HERMITE a surtout pour intérêt de se placer à l'intérieur de la Verticale des IIII qui démarre avec L'EMPEREUR et s'achève avec LE SOLEIL. Ce nombre dès lors n'est pas le nombre d'une fin de cycle, mais celui du bilan, de l'introspection nécessaire sur ce qui a été vécu afin d'en tirer le sens. Et surtout, par son appartenance à la Verticale des IIII, L'HERMITE manifeste une manière d'être un homme et un père qui ne se réduit pas à celle des autres Atouts de cette Verticale des IIII. Plaquer sur le Tarot qui relève d'une tradition aux racines égypto-grecques, les analyses de la numérologie qui est, elle, entièrement inspirée par la Kabbale et qui elle-même découle en partie du gnosticisme, c'est souvent rester à côté de son message. Car ce qui est essentiel dans le Nombre neuf de L'HERMITE, c'est la façon peu commune dont il s'écrit au sein du Tarot : VIIII. Cette écriture est le moyen dont le ou les créateur(s) du Tarot a ou ont transmis la participation de cet Atout à la Verticale des IIII où est en jeu la mâlitude sacrée.

L'HERMITE, au sein de cette Verticale des IIII, se situe immédiatement au-dessus de L'EMPEREUR. Il se présente donc comme le père du père, c'est-à-dire le grand-père. C'est un homme dans son grand âge, et depuis un moment déjà a décliné la puissance de son autorité sur ceux de sa maison, ce qui lui a permis d'entrer dans un nouveau type de relation. L'autorité du vieil homme n'est pas politique, ne repose pas sur la force, il n'est pas en rivalité avec ses fils, car il est sorti des troubles oedipiens. L'Hermite est un vieil homme, un vieux père qui, au lieu d'imposer sa volonté et les règles du cadre familial par une autorité qui a toujours quelque chose de tyrannique et d'oppressif aussi nécessaire soit-elle, transmet aux jeunes gens, à ses enfants, et même à son fils L'EMPEREUR, ou encore à son petit fils, LE PENDU, des conseils éclairés par sa longue expérience.

Et c'est bien pourquoi, L'HERMITE annonce TEMPÉRANCE qui le surplombe. Ce dernier Atout est l'expression même du dialogue et du respect mutuel, de l'équilibre parfait dans le relationnel. C'est l'Atout de l'amitié où s'impose une forme d'égalité radicale entre partenaires et cela malgré toutes les hiérarchies familiales, sociales ou politiques existantes. L'HERMITE, lui, n'est pas encore dans cette pleine capacité de l'amitié fondée sur les échanges et le partage, mais il est beaucoup moins dans la domination qui signe la posture de L'EMPEREUR. Petit Soleil dans la nuit noire de l'inconscience ordinaire, il avertit suffisamment ceux qui le suivent de la nécessité des efforts de conscience pour annoncer ce qui ne s'épanouira cependant complètement que dans l'Atout XVIIII, ce père solaire que représente le divin dans sa partie masculine, et qui aime tous ses enfants de manière si égalitaire, qu'ils apparaissent sur l'iconographie de l'Atout sous la forme de jumeaux. Ce père solaire est un père de la justice, car il ne peut supporter le mal que les uns font aux autres, mais il est aussi, sans son immense générosité, le dieu de la miséricorde annoncé par le Christ.

  • L'HERMITE a pour complémentaire LE CHARIOT et non L'ÉTOILE

L'HERMITE et LE PENDU, Atouts complémentaires (Tarot Conver, éditions Y. Reynaud)

Nous avons vu que L'HERMITE, en tant qu'incarnation tarologique de l'archétype du Vieux Sage avait un lien privilégié avec les images du Serpent et de l'Étoile. Le lien à l'Étoile est renforcé par le fait que l'archétype du Vieux Sage est souvent accompagné, comme l'explique Jung, d'une jeune vierge à la grande beauté et qui a sa place dans le Tarot et plus précisément dans l'Atout XVII.

Dans Ma vie, Jung raconte comment ce couple que constitue le Vieux Sage et la jeune Vierge prit dans ses rêves le visage d'Élie, le prophète juif, et celui de Salomé, une jeune fille juive qu'il imagine être aveugle et dont on ignore qui en fut l'inspiratrice entre toutes les Salomé de la Bible et des Évangiles. Salomé était pour lui l'image de l'Anima, tandis qu'Élie incarnait la sagesse au masculin. Ce couple était venu le visiter, accompagné d'un serpent noir.

Mais là encore, le Tarot n'obéit pas à toutes les intuitions jungiennes, car il propose une association tout autre à L'HERMITE. Il fait du PENDU et non de L'ÉTOILE le complémentaire de L'HERMITE et cela exige quelques explications.

LE PENDU est proche de L'ÉTOILE qui se situe juste au-dessus de lui, au sein de la Verticale des II. Mais c'est la figure masculine de l'enfant sacrifié au profit de la mère araignée, quand L'ÉTOILE en est la figure féminine. C'est le fils qui ne parvient pas à échapper à la toile, de la mère-araignée, la mère abusive (LA PAPESSE). C'est aussi le Christ crucifié dans sa relation à la Vierge-Marie et qui, n'ayant pas de père terrestre, se trouve confronté à la Surpuissance du Père céleste. Mais c'est aussi le Christ en tant qu'il accepte, librement, son sacrifice pour sauver le monde. LE PENDU incarne encore le Christ en tant que ce dernier est le premier être humain assumant un enracinement, non dans la Terre, mais dans le Ciel. C'est l'Arbre-humanité inversé que représentent à la fois le Christ et LE PENDU. À ce titre, LE PENDU se fait l'expression tarologique de la mysticité et de toutes ses ascèses, et pourrait bien, de ce fait, représenter la tentation et le risque que représente la perversion gnostique au regard de toute authentique spiritualité.

En plaçant, ainsi, la Carte - L'HERMITE - qui incarne par excellence la sagesse, la philosophie, la doctrine hermétiste, mais aussi l'archétype du Vieux Sage en complémentarité avec la Carte - LE PENDU - qui représente la mysticité dans son caractère radicalement sacrificiel, le Tarot nous rappelle à quel point les valeurs de la mysticité sont déséquilibrées si elles ne s'allient pas aux valeurs de la philosophie.

Ce fils éternel et éternellement sacrifié, mais aussi ce jeune homme mystique et capable de privilégier l'enracinement au Ciel qu'est LE PENDU a besoin d'un père qui ne soit pas tyrannique, tel est le message du Tarot. Si l'on associe, en effet, le Nombre du PENDU à celui de L'EMPEREUR qui représente le père tribal, le père du cadre, de la norme, de la loi, d'un ordre politique ferme, on parvient à LA MAISON DIEU, c'est-à-dire à un moment où la norme, la loi, la structure ne peuvent plus subsister mais doivent au contraire s'ouvrir, s'éclater, et atteindre le dépassement de toute structure. Pour parvenir jusqu'à la réalisation pleine du Soi que représente LE MONDE, LE PENDU doit entrer en relation avec son Atout complémentaire, L'HERMITE qui représente un autre modèle de père que celui de L'EMPEREUR, et dès lors un modèle d'homme qui peut sauver LE PENDU des excès et perversions que recèle son élan mystique et/pou sa relation à une mère trop exclusive.

Sur un plan psychologique, l'association des deux Atouts est en effet clairement signifiante : le jeune homme qui est lié trop intimement à sa mère, représentée au sein de la Verticale des II par LA PAPESSE, ne pourra réaliser sa destinée d'homme libre qu'en rencontrant un père-HERMITE. Inaccessible au modèle que représente L'EMPEREUR, il se laisse au contraire nourrir par celui que représente le Vieux Sage du Tarot. Et c'est souvent la relation au grand-père qui, dans la construction de la psyché humaine, sert de déclencheur et permet que celui qui se reconnaît dans LE PENDU d'être sauvé du mirage que représentent les noces divines du Fils et de la Mère.

L'association LE PENDU-L'HERMITE a encore une autre signification. Si L'HERMITE représente la philosophie et la sagesse, c'est-à-dire la réalisation la plus haute que peut atteindre l'humanité en se plaçant sous la seule égide de la raison, LE PENDU incarne la mysticité qui est une forme de folie plus sage que la sagesse humaine puisqu'elle n'existe qu'en dépassant toute réalisation purement terrestre. Philosophie et mysticité s'opposent donc radicalement et ce n'est pas pour rien si Les Lumières, au siècle des philosophes, est aussi un siècle qui attaque rigoureusement les croyances, oeuvrant puissamment à libérer l'humanité de l'obscurantisme religieux. Mais le Tarot, qui est le Livre en image de la doctrine hermétiste, suit la voie de la réconciliation des contraires, transformant la relation d'opposition pour en faire des complémentaires, et c'est pourquoi, dans la relation complémentaire entre L'HERMITE et LE PENDU, il affirme la nécessaire co-existence de la mysticité et de la philosophie, et l'effort que doit faire chacune d'elles pour comprendre l'autre et lui faire place.






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Remerciements

Tous mes remerciements à Yves Reynaud pour son autorisation à l'usage de son Tarot Convers en illustration de l'Organisation holistique du Tarot de Marseille. 

https://www.tarot-de-marseille-heritage.com/catalogue_conver1760.html

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