LA ROUE DE FORTUNE est l'Atout le plus mystérieux du Tarot et sa signification profonde n'est accessible à l'amateur que s'il en interroge les énigmes. Avant de mettre en lumière ces énigmes et de tenter de les résoudre, commençons cependant par ce qui, dans cette Carte, devait parler, sans recherche particulière, à celui qui la rencontrait à l'époque où le ou les créateur(s) du Tarot en a ou en ont organisé l'expression : LA ROUE DE FORTUNE porte un nom qui, dans sa forme latine de rota fortunae, est une représentation symbolique du destin née en plein Moyen Âge, bien qu'enracinée aussi dans la représentation romaine de la déesse Fortuna.
Un peu d'histoire : les Rotae Fortunae médiévales
L'iconographie de l'Atout X reprend aux rotae fortunae médiévale, la présentation de la déesse que les romains appelaient Fortuna et que les artistes du Moyen Âge imaginaient tourner une roue. Fortuna était une déesse de la chance et du destin qui pouvait aussi bien être favorable que défavorable puisqu'elle représentait la force divine en jeu dans tous les aléas de la vie humaine. La fortune est vécue comme une femme capricieuse aux décisions aléatoires et qu'il s'agissait, par des offrandes, de rendre plus favorable.
D'après l'historien Jérémy Chaponneau, cette association que les artistes du Moyen Âge faisaient entre la déesse Fortuna et la roue pour former ce qu'on appela "les rotae fortunae" est apparue au XIe siècle, et donc en plein Moyen-Âge. Sur certaines de ces représentations médiévales du destin, des personnages étaient accrochés à la roue, figurant, pour celui qui montait, le fait de bénéficier d'une bonne fortune, c'est-à-dire d'une chance évidente et de tous les hasards heureux de la vie, et pour celui qui se trouvait sur la pente descendante, de subir une suite de malchances et de coups du sorts. On peut cependant s'étonner qu'à l'époque où l'art tout entier était soumis à la religion monothéiste chrétienne, une telle place soit faite à une déesse païenne.
La déesse Fortuna et la roue des rotae fortunae médiévales répondaient au sentiment d'injustice que peut représenter une destinée qui, bien que pensée comme obéissant à une décision divine, semble recevoir une distribution aléatoire des sorts heureux et malheureux. Aucune logique ni aucune justice ne vient soutenir la distribution des bons et mauvais sort, ce qui fait que l'homme bon et juste peut souffrir d'une suite de malheurs pendant qu'un homme mauvais peut bénéficier d'une chance éclatante. Ce n'est pas pour rien que la langue française parle, encore de nos jours, des "caprices de la fortune". Une sorte de scandale découle de cette distribution aléatoire du sort de chacun qui s'accorde mal à une représentation religieuse où un dieu omnipotent et omniscient décide de tous les événements. Dès lors, les théologiens monothéistes ont dû proposer le rétablissement d'une cohérence, et cela, dès le commencement du monothéisme.
Les malheurs de Job et le traitement biblique du scandale que représente le malheur du juste
Alors que la déesse Fortuna des latins admettait le caractère capricieux et aléatoire de la vie - la sagesse consistant alors pour les philosophes latins et particulièrement les stoïciens, dans le fait de bien supporter les malheurs et de rester modeste et calme dans les moments de bonheur et de gloire -, la croyance religieuse monothéiste qui repose sur la notion de providence se doit de résoudre le scandale que représente les malheurs du juste : comment, en effet, un Dieu intégralement bon, omnipotent et omniscient pourrait-il faire pleuvoir les bénédictions sur le méchant et l'impie tandis que ce sont des malheurs que souvent supporte la bonne personne ? D'où le récit de Job et l'explication qu'il propose de cet apparent scandale.
Job était en effet un homme bon et pieux qui se trouva, à un moment donné de sa vie, confronté à une suite de calamités. Lui qui avait sept fils et trois filles perd tous ses enfants ; lui qui était très riche voit toute sa richesse fondre au point de tomber dans la plus grande pauvreté ; et enfin, lui qui avait une santé florissante, est tombé très malade. Le peintre Georges de la Tour a même imaginé, dans une misogynie des plus classiques et que la Bible suggère, le pauvre Job rencontrant un dernier malheur : il se vit raillé par sa propre épouse. Dans la bible, il est vrai, cette épouse exprime son exaspération devant les malheurs d'un époux si bien qu'elle lui conseille de maudire Dieu et de mourir.
Si Job avait appartenu à une société païenne, tout le monde autour de lui aurait pensé qu'il n'était pas aimé par la déesse Fortuna. Personne n'aurait pas cherché de raisons au-delà de ce désamour, et on lui aurait conseillé - pour sortir de ce mauvais pas - d'aller faire quelques sacrifices dans un des temples de la déesse ou encore de consulter un astrologue pour connaître à quel moment de sa vie cette descente aux enfers allait se terminer.
Mais Job appartenait à un monde engagé dans le monothéisme où il était impossible d'imaginer le Dieu unique faire des caprices et traiter de manière aléatoire les destins des êtres humains. Tous ses voisins et amis et même sa femme ont donc interprété ce malheureux destin de Job comme la conséquence d'un péché caché, honteusement secret, et qui, seul, justifierait un tel traitement destinal. Selon le récit même qu'en fait la Bible, tous considéraient les malheurs de Job comme l'expression d'une punition divine. Une telle interprétation sociale qui transformait le malheur en châtiment divin ne pouvait qu'ajouter une nouvelle cause de souffrance dans cet accablement qui pesait sur un Job qui, pourtant est, par ailleurs, présenté comme particulièrement pieux et vertueux. Il était évident que ce type d'explication devait être remplacée par une autre plus charitable.
La bible hébraïque réfute en effet cette interprétation facile qui considère tout malheur comme un châtiment divin. Elle considère donc le cas de Job comme une mise à l'épreuve qui est particulièrement destinée à frapper les justes et les pieux. Car la foi pour être authentique ne doit en rien ressembler à une sorte de marché passé avec le divin et en tant qu'assurance sur l'avenir. Aussi le récit biblique va-t-il donner un autre sens à ce scandale et à cet impensable qu'est la vie malheureuse de l'homme juste : c'est Satan, l'ange de l'accusation qui, voyant Job si pieux et si honnête, a demandé à Dieu l'autorisation de tester la profondeur de sa foi le véritable fondement de ses vertus... en le confrontant à une suite de malheurs. Job allait-il rester aussi pieux et juste ou allait-il se décourager et se détourner de Dieu ? Que vaut, pensait, en effet un Satan manifestement philosophe, la parfaite rectitude d'un homme qui, du fait même de cette rectitude, est comblé par la vie ? N'y a-t-il pas là quelque chose de l'ordre du calcul et du marché qui annulerait la valeur intrinsèque de la rectitude ? Satan, dont on oublie souvent qu'il est un Serviteur divin au sein même de l'imaginaire monothéiste initial, obtint donc l'autorisation de Dieu de faire pleuvoir les malheurs sur Job.
Le récit biblique sur la vie de Job transforme donc le caractère à la fois capricieux de Fortuna et le scandale éthique que représentent les malheurs de l'homme juste et bon, en une série d'épreuves envoyées par Dieu tout particulièrement aux bonnes personnes, afin qu'elles puissent découvrir, en elles-mêmes, la profondeur de leur foi et leur attachement à la vertu. Mais ces épreuves... doivent n'être que temporaires. Il faut qu'à un moment donné la justice, la vertu et la foi se trouvent réunies au bonheur, fusse comme l'avait compris le philosophe Kant, dans l'au-delà. Comme dans la croyance hébraïque originelle, il n'y avait pas place pour l'au-delà, il était impossible que Job mourut méprisé de tous, pauvre et malade. Ayant triomphé de l'épreuve de Satan, il vécut la suite de sa vie riche et entouré de nouveaux enfants.
Ce faisant, et bien qu'appartenant à l'univers monothéiste, l'histoire de Job s'inscrit dans une vision de la vie humaine où alternent bonheur et malheur, ce qu'illustre à merveille la rota fortunae médiévale.
La Roue astrologique des hermétistes de l'Antiquité
De leur côté et bien que, dans leur vision des rapports de l'humanité à la vie, ils faisaient place au caractère purement aléatoire des événements, les païens avaient développé une représentation du monde où, en quelque sorte et de manière nécessaire... après la pluie revient toujours le beau temps et vice versa. Il y avait dans cette alternance, une cyclicité qui a certainement joué un rôle dans l'élaboration de ce concept médiéval de rota fortunae. La représentation astrologique d'une destinée inscrite, dès la naissance, par un jeu de miroir entre le Ciel et la Terre, relève de l'hermétisme alexandrin qui inspire en outre profondément le Tarot. En tant que Livre en image de la doctrine hermétiste telle qu'elle avait resurgi à la Renaissance à travers une inflexion chrétienne, le Tarot faisait place à cette conception païenne et astrologique de la relation humaine à la fortune, une relation confrontée à la cyclicité. La rota fortunae du Tarot doit certainement beaucoup au postulat hermétiste selon lequel monde cosmique et astral d'une part et monde terrestre et humain d'autre part obéissent aux mêmes cycles. C'est ce que résume le début de la fameuse Table d'Émeraude que les lettrés du Moyen Âge connaissaient tous et qui concentre l'essentiel de la doctrine hermétiste :
"ce qui en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d'une seule chose".
Bien que l'astrologie soit antérieure à l'hermétisme alexandrin, ce dernier avait intégré les spéculations des astrologues babyloniens et chaldéens à sa propre vision du monde. Le postulat selon lequel ce qui se vit sur Terre est le reflet des aventures céleste permettait d'une part trouver des raisons logiques à ce qui semble n'en avoir aucun dans les notion de destinée, de chance et de malchance et, d'autre part, donnait à l'humanité les moyens d'infléchir, du bon côté, les destinées individuelles et collectives. Le destin des êtres humains apparaissait comme un phénomène semblable à celui des saisons. Par cette communauté de destin qui existe entre le Ciel et la Terre, chacun devait être amené, dans sa vie, à connaître des périodes fastes et des périodes difficiles, les unes succédant aux autres, en suivant les configurations du ciel astral. En jouant sur la connaissance de la carte du Ciel telle qu'elle existe au moment de la naissance d'un individu et en la mettant en relation les relations astrales du moment, l'astrologue hermétiste affirmait être capable de connaître, à l'avance, les bonnes périodes et les mauvaises périodes de la vie de chacun, faisant donc des prédictions, conseillant ses consultants dans leurs entreprises, révélant les heures propices ou au contraire défavorables pour se lancer dans telle ou telle aventure.
Il est bien évident que LA ROUE DE FORTUNE du Tarot de Marseille est l'héritière à la fois du fondement métaphysique des roues astrologiques antiques et du besoin éprouvés par le monothéisme de justifier, d'une façon ou d'une autre et à l'intérieur d'une représentation du réel portée par la vision d'un dieu bon et providentiel, le scandale que représentent le malheur de l'homme juste et le bonheur du méchant - ce que les latins attribuaient à la capricieuse déesse Fortuna -. Mais certaines rotae fortunae médiévales ont ajouté une autre dimension, une dimension morale et politique qui s'est traduite par l'animalisation partielle ou complète des êtres humains qu'on retrouve dans le Tarot. Connaître le sens symbolique des rotae fortunae médiévale peut-il nous aider à décrypter le sens des personnages en jeu sur la rota fortunae du Tarot ?
Les rotae fortunae médiévales et la signification morale et politique de l'animalisation des êtres humains qui s'y trouvent accrochés
Si le Moyen Âge, hautement théologique et religieux, a inventé cette notion, remarquable sur un plan symbolique, de la rota fortunae, ce n'est évidemment pas parce que ses artistes revenaient à la notion païenne d'une déesse capricieuse dont il aurait fallu flatter la bienveillance. Pour autant, ils ne se situaient pas non plus dans une reprise de l'interprétation biblique des malheurs de Job et qui fait de ces derniers une grande épreuve de la foi et de la vertu. La visée médiévale était moraliste et l'animalisation de l'humanité avait pour fin d'illustrer les risques que font peser les aléas de la vie sur ceux qui bénéficient de la chance et du succès, et plus encore sur ceux qui se trouvent dans des situations de pouvoir, quand, au contraire, les aléas douloureux de la vie se révèlent comme ayant une fonction de purification. Si le Moyen Âge fait intervenir une forme d'animalisation de l'humanité sur ses rotae fortunae, c'est parce que, selon l'interprétation propre à cette époque, était en jeu, dans les aléas de la fortune, l'humanité même des êtres humains.
Dans l'enluminure qui inaugure Des Cas des nobles hommes et femmes de Boccace où le florentin présente les moments importants de la vie des nobles - on voit une animalisation du haut du corps de celui qui s'élève sur la roue de la fortune. Cette animalisation a totalement envahi celui qui règne au sommet de la roue. Puis, elle disparaît en partie chez celui qui redescend et, enfin, elle a totalement disparu chez celui qui est allongé tout en bas et qui retrouve un corps totalement humain. Le message était clair : la chance, les facilités de la vie, la bonne fortune tendent à diminuer l'humanité de l'humanité, et il n'en reste quasiment rien hormis la posture quand on se trouve durablement au sommet de la société. Au contraire, la mauvaise fortune permet à celui qu'elle accable de retrouver peu à peu une humanité qui n'est cependant complète que tout en bas, quand il subit durablement le mépris de la société et les épreuves de la vie que sont par exemple les deuils, la ruine, et les maladies.
Ce qui ressort donc de cette interprétation médiévale de la rota fortunae, c'est le sens nouveau que prennent bonheur et malheur, un sens qui est en rupture avec toutes leurs interprétations antiques, qu'elles soient païennes ou monothéistes : le malheur au Moyen Âge n'apparaît plus comme le produit d'une déesse païenne capricieuse qu'il s'agirait de mettre de son côté par des prières ou des offrandes, ni comme une épreuve voulue par Dieu pour tester la foi des justes, ni non plus comme l'expression d'un châtiment pour quelques fautes passées. Il apparaît comme ayant une fonction éducative et purificatrice, tandis que le bonheur se révèle comme possédant une fonction abrutissante au premier sens du terme. Rien ne rend l'humanité plus bête, selon l'illustration qui préside l'oeuvre de Boccace, que de vivre une vie particulièrement chanceuse, comme c'est le cas, souvent, des membres des familles princières qui régnaient dans l'Italie morcelée de l'époque où le Tarot allait, un siècle plus tard, être créé, tandis qu'à l'inverse, le malheur ou mieux encore une suite de malheurs rend l'humanité à ce que aurait lui dû être inaliénable : sa propre humanité, c'est-à-dire, ses capacités compassionnelles, son éthique, sa bonté.
Dans les rotae fortunae médiévale où l'humanité s'animalise ou s'humanise en fonction du statut social, c'est la dureté du coeur qui est dénoncé ainsi que le fait qu'elle accompagne presque nécessairement tout statut élevé au sein de la société. Au contraire, les rotae fortunae médiévales témoignait du fait surprenant au premier regard seulement qu'un revers de fortune peut rendre plus compatissant en face des souffrances d'autrui. Les rotae fortunae médiévales avaient donc une signification à la fois morale et politique. Il faut en effet avoir le coeur endurci pour supporter les très grandes inégalités sociales qui accompagnaient les hiérarchies sociales et politiques de l'époque, et voir par la fenêtre et sans en être affecté, des miséreux mourir de la faim tout en continuant à festoyer... Et puisqu'en haut de la roue, c'est un animal qui règne, presque un démon, elles s'inscrivaient aussi dans une critique du pouvoir et de sa tendance à corrompre ceux qui en bénéficient.
Deux siècles après Boccace, Dürer a repris l'illustration de la rota fortunae par cette transformation des êtres humains en animaux, mais cette fois, la roue tourne dans l'autre sens. C'est cependant toujours la même idée qui est en jeu : le personnage de droite qui monte est en voie d'abrutissement, tandis que celui de gauche, qui descend, reprend visage humain. Sur la roue de Dürer, c'est aussi un animal qui là encore est tout en haut, et il est clairement identifiable : il s'agit d'un âne, le symbole de la bêtise humaine.
De fait, dans La Nef des fous, qu'illustre la roue de Dürer, Sébastien Brant dédie chacun de ses poèmes à la folie qui règne dans la société des hommes de son temps. La rota fortunae qui accompagne ses poèmes satyriques se moque donc de ceux qui se fient à la chance et au hasard pour mener leur vie et particulièrement des puissants de ce monde qui sont appelés, par leur destin singulier, à gouverner les peuples. La gloire risque d'être brève, les met-elle en garde, et la chute peut venir rapidement et durer un bon moment. Mais surtout, c'est leur propre humanité qui est en jeu. D'où ces conseils que cette illustration de la roue du destin distille : les grands de ce monde doivent apprendre à devenir plus humble, à obéir à la raison et à gouverner avec amour et tolérance, et cela sur le modèle du Christ. Alors, peut-être seront-ils autre chose que des ânes...
La roue de Dürer, d'autre part, a fait disparaître le personnage tout en bas et avec lui le seul être humain qu'on trouvait entièrement humanisé dans la roue de Boccace. Cette disparition est aussi en jeu dans la rota fortunae du Tarot et en décrypter la signification symbolique est donc nécessaire. Tout se passe alors comme si, pour Dürer, ainsi que pour le Tarot, la pleine humanité de l'humanité restait inaccessible tant qu'on l'attend de la bonne ou mauvaise fortune. Ni Dürer ni le créateur du Tarot ne semblent encore croire au fait que les malheurs peuvent creuser en chaque être humain toutes les vertus nécessaires à l'épanouissement de leur humanité. Dürer était un initié en matière d'hermétisme et, pas plus que pour le créateur du Tarot, il n'attendait des seuls malheurs la pleine réalisation de l'humanité, se contentant d'agréer à la critique médiévale de la dureté du coeur et de la bêtise que la haute naissance ou l'heureuse fortune tendent à générer ou à aggraver.
La Rota fortunae du Tarot : deux animaux en habit et un gardien du seuil
Maintenant que nous avons replacé l'iconographie de l'Atout X dans son contexte historique, nous comprenons que la rota fortunae qu'on y trouve n'a pas le même sens que celui, de nature morale et/ou politique, que mettent en scène les rotae fortunae médiévale ou plus tardives. Si, comme dans la rota fortunae de Dürer, la personne humaine qu'on trouvait dans le bas de la roue illustrant l'oeuvre de Boccace a disparu de la roue du Tarot, cette dernière se distingue de toutes les autres rotae fortunae par le fait qu'aucun de ses personnages ne possède un corps humain ou une partie du corps humain. Dans le Tarot, les différences qui existent entre l'animal qui monte et celui qui descend ne relèvent que de la symbolique animale et non de l'analyse morale et politique. C'est que le sens que possède la rota fortunae tarologique n'est ni religieux, ni moral, ni politique. Il est hermétique.
Pourquoi cette disparition du corps humain dans la rota fortunae de l'Atout X où les personnages ont exclusivement des corps d'animaux, même si ceux qui sont sur les côtés de la roue sont en habits ? Nous rencontrons, ici, la première énigme qui traverse ce qu'il faut bien désigner, par ailleurs et pour les modernes qui ont tout oublié des rotae fortunae médiévales, comme le plus énigmatique des Atouts du Tarot. Clairement, il ne s'agit plus de dénoncer le fait que la chance, la bonne fortune que représente par exemple le fait de naître au sein de la noblesse ou de la royauté, tend à déshumaniser ceux qui en bénéficient, ni même de reconnaître, aux malheurs, des capacités rédemptrices, et il ne s'agit pas non plus de rendre hommage à une déesse païenne capricieuse, ou encore de faire des malheurs des épreuves voulues par Dieu pour distinguer ceux qui méritent vraiment les bénédictions du Ciel. Est frappant aussi le fait que si une puissance féminine préside toujours dans la rota fortunae tarologique, il ne s'agit pas de Fortuna, mais de la Sphinge, et cette Sphinge qui, elle, n'est pas en habit mais nue, porte une épée destinée à trancher quelque chose. Il s'agit en réalité d'un gardien du seuil, et on pourrait l'affirmer sans risque de se tromper, du plus important gardien du seuil du Tarot.
On ne peut pas comprendre LA ROUE DE LA FORTUNE, ce Xe Atout du Tarot, sans passer quelques minutes en compagnie des trois personnages qui l'habitent. Il est clair qu'il y a comme une communauté d'éléments partagés entre l'animal qui monte et celui qui descend, mais, chose nouvelle aussi dans le Tarot, il ne s'agit pas du même animal. Tous les deux sont en habits, et l'on reconnaît chez celui qui descend une jupe plissé de soldat romain, tandis qu'on voit celui qui monte une veste qui n'est véritablement visible que dans l'interprétation Camoin-Jodorowsky et parce quelle s'y trouve colorée. Cette distinction entre le haut et le bas du corps entre l'animal montant et celui qui descend est manifestement un clin d'oeil aux rotae fortunae médiévales où, cependant, les choses s'inversent dans le Tarot : la partie du corps véritablement humaine correspond à la partie nue dans l'iconographie du Tarot, alors qu'elle est habillée dans les rotae fortunae médiévale et postérieures. Le haut du corps du personnage qui descend est ainsi habillé et humanisé sur la roue médiévale mais nue dans le Tarot qui le laisse à son animalité, tandis que le bas de ce corps pour celui qui monte est humanisé sur la roue médiévale et nue dans le tarot. Cela constitue une nouvelle énigme : pour quelle raison, les signes de l'humanité que représentent les vêtements, sont, dans le Tarot, accordés à la partie animale des personnages mi-humains, mi-animaux des rotae fortunae médiévale ?
Cette question se posait, immédiatement, à toute personne qui, en pleine Renaissance, regardait l'Atout X du Tarot, car LA ROUE DE FORTUNE par son image, et par son nom, renvoyait sans l'ombre d'une hésitation à ce qui, alors, relevait de la culture symbolique de base des élites de la Renaissance. Le Tarot murmurait alors très clairement son message : ce n'est pas en étant en habits, que l'humanité est humaine. En ce qui concerne l'humanité, l'habit ne fait que symboliser l'instinct grégaire de l'être humain et sa traduction propre à l'espèce : celle d'une adaptation à la société et à ses hiérarchies. Les animaux en habit sont la traduction symbolique de la forme particulière que prend, dans l'espèce humaine, l'instinct grégaire et donc le besoin animal d'être comme les autre, avec les autres, et acceptés par eux. Autrement dit, et pour parler plus clairement, ce que nous dit clairement le Tarot par ces images d'animaux en habit sur LA ROUE DE FORTUNE, c'est que l'humanité ne doit pas chercher l'essence de son humanité dans cette adaptation à la société qui ne relève que du conformisme et où est en jeu l'animalité proprement humaine.
Les deux animaux en habit mettent en scène le stade du conformisme où une grande partie de l'humanité reste enfermée
Même si, aux yeux des modernes, les personnages montant et descendant de la rota fortunae du Tarot ou même celui qui la domine ressemblent à des gargouilles difficilement identifiables, on peut déjà affirmer sans risque d'erreur qu'il ne s'agit pas simplement des trois ânes de la roue de Dürer.
L'animal qui monte possède des caractéristiques qui permettent de l'identifier à un chien : il possède une petite oreille, il a un museau, des pattes griffues, une queue et surtout un collier. Mais il a aussi les grandes oreilles, celles d'un âne ou d'un lapin. Les oreilles d'âne sont peut-être un clin d'oeil aux rotae fortunae médiévales, mais on peut aussi penser que le lapin est en jeu, car il renvoie à la reproduction en nombre, et dès lors à la puissance de la pulsion. De son côté, le chien représente un animal dont la première fonction, avant même la protection de la maison ou le gardiennage des animaux de ferme, consiste dans le fait d'être l'incarnation de la fidélité affective. Le chien est, du fait de cette fidélité, un symbole de l'obéissance aux structures et règles acquises, ou encore pour citer G. Romey, un symbole "du maintien des références". On voit dès lors quel rapport fait le Tarot entre la montée, sur la roue de la Fortune, et cette période favorable où l'individu s'intègre à la société et en est récompensé par des marques statutaires. Certains, cependant, verront, dans cet animal montant, un mouton, et la symbolique qui y est alors en jeu est tout aussi claire : l'instinct grégaire du mouton est la colonne vertébrale de l'adhésion au conformisme qui octroie à celui qui en fait preuve d'importantes récompenses sociales.
Sur la pente descendante, nous voyons assez clairement un singe. Tout le monde sait ce que signifie, symboliquement, cet animal : il représente la capacité imitative dans son aspect maladroit. Le singe parodie les agissements de l'être humain sans en comprendre le sens et, de ce fait, son imitation est toujours maladroite et mécanique. D'où les échecs de celui qui, sur la rota fortunae, se comporte dans la société comme un singe, et la descente qu'il subit sur la rota fortunae ce qui symbolise la souffrance qu'engendre toute adaptation inadéquate. Le singe symbolise le moment où l'adaptation et la soumission de l'être humain aux valeurs et moeurs de son époque, de sa culture, tout comme de sa communauté familiale ou sociale causent de grandes déconvenues, car la vie exige tout autre chose de l'être humain. Elle exige de lui d'être un individu, ce que manifeste, au contraire de l'Atout, l'Atout XI, qui est à la fois l'Atout qui suit et l'Atout complémentaire de LA ROUE DE FORTUNE.
En habillant des animaux, en ôtant de la roue toute corporalité humaine, le Tarot affirme à travers l'image que présente l'Atout X, que si l'humanité en reste au stade des seuls appétits terrestres, mais aussi de l'imitation conformiste qui conduit chaque enfant à s'intégrer dans les communautés familiales et sociales qui sont les siennes et si ce dernier, en grandissait et murissant, ne conquiert pas une individualité consciente de sa singularité, capable de fonder ses pensées et ses agissements sur une réflexion personnelle, et ayant pour cette singularité même et l'autonomie qu'elle confère une suffisante estime de soi, ce qui implique la mise à distance des valeurs de son temps et de sa culture pour avoir sur le monde un jugement qui soit véritablement sien... alors il ne devient guère autre chose qu'un animal en habit. Dès lors, cet individu confronté aux hauts et aux bas de la vie humaine, ce que symbolise la rota fortunae subit, sans en comprendre le sens, les aléas du destin. Il vit sa vie sans en comprendre l'essence spirituelle, avec ses hauts et ses bas, tournant indéfiniment sur la roue de Fortuna, incapable de faire de ces aléas de la fortune, les outils de réalisation de sa propre humanité. À ce dernier individu, fort mal individualisé, le Ciel du Tarot reste fermé, ce qui se traduit, dans l'iconographie de l'Atout X par le fait d'être incapable de répondre aux questionnement de la Sphinge.
Alors que les rota fortunae médiévales mettaient l'accent sur la purification que représentent souvent les malheurs de la vie et leur capacité à faire renaître en chacun sa propre humanité, pour le Tarot, peu importe que la fortune soit bonne ou mauvaise si l'humanité reste à un stade où, chacun, encore non-né à soi-même, subit les bonheurs et les malheurs, sans que ceux-ci puissent la hisser à sa propre essence, là où l'humanité est véritablement humaine. Qui en reste là reste aussi indéfiniment sur la roue de Fortuna sans en tirer aucun véritable bénéfice.
Et c'est pourquoi, sur la roue, il n'y a que des animaux en habits, l'un montant, l'autre descendant. Aucun visage ou partie du corps humain ne s'y trouve, car au stade de l'Atout X, si l'être humain n'est pas encore né à lui-même en tant qu'être humain, dans la singularité de son unicité, il n'est rien d'autre qu'un exemplaire d'une humanité-animale adaptée au milieu social. Il n'y a aucune chance qu'une telle personne puisse répondre à la question que pose la Sphinge. Et de ce fait, il n'y a aucune chance qu'il puisse faire des malheurs qui fondent sur lui ou des moments heureux et des coups de chance, autre chose qu'une chose qu'il subit sans en tirer la substance spirituelle que seul un humain né à sa propre humanité saura faire.
Cette absence d'humanité véritable qu'illustrent les deux personnages aux côtés de la Sphinge manifeste aussi le fait que la grande majorité de l'humanité en reste là et subit passivement l'éternelle roue de la fortune et les aléas positifs ou négatifs de la vie, chacun restant incapable de faire de ces derniers les instruments d'une élévation intérieure. Les êtres humains qui en restent là sont tout simplement prisonniers de la fortune. Enfermés dans les instincts, les pulsions, l'imitation conformiste et d'une manière générale dans une absence de conscience qui est, hélas, tout ce qu'il y a de plus ordinaire, ils se situent dans un stade de leur humanité qui n'est pas encore véritablement humaine et reste donc, comme le montre le Tarot, une manière d'être humaine qui n'est en réalité qu'une animalité en habit.
Mais ce n'est pas le destin véritable de l'humanité, et le tarot qui est le Live en image de l'hermétisme en a endossé l'humanisme. Il y a donc une manière véritablement humaine d'exister et qu'accompagne la sortie hors de l'éternelle circularité répétitive de la roue de la fortune... pourvu que chacun se révèle capable d'affronter le gardien du seuil par excellence qu'est la sphinge du Tarot. Car n'oublions pas que , sur la roue du Tarot, qu'il y a trois personnages, et si les deux personnages en mouvement de montée et de descente incarnent le conformisme de l'animalité en habit, la Sphinge qui, elle, est nue, se tient devant la porte du Ciel du Tarot, laissant à chacun la possibilité d'advenir, ou non, à sa propre essence d'espèce humaine.
La mythologie grecque à laquelle le Tarot se réfère témoigne en effet que certains rares êtres humains savent répondre au questionnement de la sphinge où est en jeu l'essence de l'humanité dans le rapport au temps et à la dualité : Oedipe est celui qui, dans la mythologie grecque, sait résoudre les énigmes que lui oppose la Sphinge qui garde le seuil de Thèbes. Ces individus véritables, qui se savent être singuliers dans leur vision et leur créativité, ont accès au Ciel du Tarot où les épreuves que proposent la troisième Main du Tarot sont transformés par eux en vertus spirituelles, tout comme ils savent accueillir la chance et le bonheur comme des bénédictions du Ciel. Ceux-là et seulement cela font dès lors des aléas positifs ou négatifs, les outils même de leur propre humanisation dans sa plus importante dimension, celle de la spiritualité. Ils passent le seuil que représente l'Atout X et entrent dans ce qui n'est autre que le Ciel des Atouts où deux Mains se succèdent : dans la première, en relation avec la Couleur Epée et l'Élément Air, l'humanité spirituelle rencontre les plus grandes épreuves de la vie humaine, que ce soit la violence, l'impuissance, la mort et le deuil, la bêtise angélique et la profonde perversion, dans la seconde, en relation avec la Couleur Coupe et l'Élément Eau, et ayant creusé en elle-même une coupe, par sa capacité à faire des épreuves de la vie des vertus spirituelles, l'humanité est devenu un Temple spirituel ouvert au Ciel, accueillant dans l'allégresse ses bénédictions.
Quand la mythologie révèle le rôle de la sphinge au sein du Tarot
Contrairement aux rotae fortunae médiévales qui plaçaient un animal tout en haut de la destinée humaine qu'elles représentaient, et cela, comme nous l'avons dit, parce qu'elles dénonçaient l'abrutissement et la corruption des élites politiques, c'est un être de légende que le Tarot fait siéger sur sa propre rota fortunae. Car le Tarot ne se situe pas dans la critique politique ou morale des excès de la royauté et de la noblesse de l'époque mais, s'était donné pour tâche d'illustrer de manière symbolique une représentation hermétique du réel, il a fait de la Sphinge un gardien du seuil.
Chaque personne cultivée de la Renaissance savait reconnaître ce personnage qui règne sur LA ROUE DE FORTUNE : il s'agit d'un personnage féminin propre à la mythologie grecque et que rencontre en effet le héros de la tragédie de Sophocle, au seuil de la cité de Thèbes. La sphinge grecque, un personnage à la fois effrayant et plein de dignité possédait en effet certains signes distinctifs qui permettaient en effet à toute personne cultivée de le reconnaître : elle possédait des ailes - symbole de son lien au Ciel -, tout en ayant un corps de lionne - l'animal le plus noble de la Terre. Et la ville de Thèbes, dont elle gardait l'entrée n'était pas n'importe quelle cité aux yeux de l'élite de la Renaissance qui avait lu le Roman de Thèbes qui lui venait du Moyen-Âge : même si, à ce moment de son histoire où il affronte ce gardien du seuil qu'est la Sphinge, le héros l'ignore, c'est devant chez lui que se tient la Sphinge, gardant la porte de sa véritable patrie.
Dès lors tel est bien le message de la Sphinge au sein du Tarot : elle est le gardien du seuil qui peut faire sortir l'humanité de l'éternel retour des aléas de la vie purement matérialiste et foncièrement grégaire et imitative que représente la seule adaptation à la Terre, pour la faire entrer dans sa deuxième Maison, le Ciel. En passant le seuil gardé par la Sphinge, l'humanité découvre qu'elle est autant d'Ether que de Terre, c'est-à-dire qu'elle est bien autre chose que les singes en habits se transmettant un conformisme irréfléchi qu'elle peut rester si elle ne s'ouvre pas à son essence spirituelle. Car l'humanité est du Ciel tout autant que de la Terre, et étant du Ciel elle est capable de transformer les malheurs en instruments de réalisation propre, parce que les malheurs creusent en elle ce qui correspond à la symbolique de la Coupe. En accédant au Ciel qui est en elle, l'humanité transforme les épreuves en grandes vertus, ce qui va ensuite lui permettre d'accueillir comme il se doit les bénédictions du Ciel, c'est-à-dire dans l'émerveillement qui accompagne toute Action de grâce.
Les occultistes du XIXe siècle, moins férus de littérature antique que l'élite de la Renaissance, ont cru voir un sphinx en ce personnage régnant en haut de la rota fortunae de l'Atout X. Et si leur intuition n'était pas entièrement mauvaise, puisque l'hermétisme alexandrin qui inspire le créateur du Tarot découle en partie de la métaphysique égyptienne, il n'empêche que le sphinx égyptien et la sphinge grecque ne sont pas, sur un plan symbolique, identiques l'un à l'autre. Le premier est l'image mâle et égyptienne du Mystère divin dans son lien au Soleil et au désert, la seconde est chthonienne, nocturne, féminine et un dangereux gardien du seuil. Le premier est en lien au silence, la seconde oppose aux ambitions humaine, souvent trop terrestres, des énigmes qu'il s'agit de résoudre sous peine de dévoration. La sphinge porte des ailes et une épée dont le sphinx est dépourvu. C'est que si le Sphinx représente l'ancrage de l'humanité dans une métaphysique et un temps éternel, la Sphinge fait partie de ces entités féminines terrifiantes et à la fois initiatrices que générait, par compensation, l'imaginaire collectif d'une Grèce antique bien trop phallocratique et où se trouvaient aussi bien Méduse qui changeait les hommes en statues de pierre, les Érinyes qui pourchassaient les coupables pour les torturer, les Sirènes, ces dangereuses femmes-oiseaux à la voix ensorcelante, les harpyes qui vengeaient les dieux, et bien sûr Hécate, la déesse-Lune au sombre visage de la nuit noire. Ce n'était jamais sans danger que les héros de l'imaginaire mythologique grec affrontaient ces puissances féminines archaïques en lien à la nature sauvage dont la civilisation grecque antique avait anéanti le légitime pouvoir et la sacralité féminine. Dans le mythe d'Oedipe, la sphinge avait en effet dévoré tous ceux qui, avant Oedipe, n'avaient su résoudre les énigmes qu'elle leur opposait, vidant peu à peu la ville de Thèbes des forces vives de la jeunesse. Et alors que le sphinx met l'humanité en relation avec le Mystère métaphysique inhérent aux relations entre l'être et du devenir, la Sphinge exige de ceux qui l'affrontent qu'ils connaissent l'essence de leur propre humanité parce que ce n'est qu'à cette condition qu'ils peuvent embrasser leur véritable destinée d'être humain dans le rapport au temps qui leur est imparti sur Terre.
Tout le monde sait depuis Freud et Lévi Strauss que le mythe d'Oedipe dit quelque chose d'essentiel sur notre humanité mais, alors que la société moderne a mis l'accent sur cette ligne de démarcation entre le monde animal et le monde humain que représente l'interdit de l'inceste, c'est en un autre sens que la Renaissance comprenait la confrontation d'Oedipe et de la sphinge. Tout le monde savait alors que, dans le mythe d'Oedipe, était en question un affrontement avec le gardien du seuil de l'authentique patrie, et que la résolution des énigmes de la Sphinge révélaient l'essence de l'humanité et sa véritable distinction d'avec le monde animal, y compris dans une animalité proprement humaine. Connaître cette distinction est la seule condition pour que le seuil de la patrie originale et véritable s'ouvre.
C'est en effet cette notion de véritable patrie de l'humanité que met en scène le Tarot en faisant de la sphinge, et non de la capricieuse déesse latine Fortuna, l'authentique reine de la rota fortunae où se joue l'humanité de l'humanité. Sans rien renier de la Terre, l'être humain doit se reconnaître, en effet, aussi, comme étant aussi du Ciel. Rentrer chez soi, c'était, pour les créateurs du Tarot, se mettre en relation avec la lumière intérieure. C'était symboliquement accéder à sa véritable humanité qui ne consiste pas dans le seul apprentissage de la sociabilité humaine et du type d'intelligence - essentiellement adaptative, technicienne ou manipulatrice - qui en découle. C'était savoir qu'après avoir appris la posture verticale et à marcher sur deux jambes, comme le font, par adhésion aux transmissions de leur espèce, tous les êtres humains, chacun doit conquérir encore et, aussi dur ou bienveillant que soit son propre destin, le bâton de sagesse. Oedipe, en effet, n'a pu franchir le seuil de Thèbes que parce qu'il savait que la sagesse est la dernière étape sur le chemin de vie que doit parcourir tout être humain comme en témoigne le fait qu'il résout l'énigme de la sphinge.
Et c'est au-demeurant ce même vieux sage, aveugle, et cependant visionnaire que deviendra, à la fin de sa vie, le personnage d'Oedipe au sein du second volet de la célèbre trilogie de Sophocle - Oedipe à Colone - où il apparaît, cheminant tel un vieux pèlerin, avec son bâton de vieillesse à la main, et accompagnée de sa fille Antigone. Voici les premiers mots que prononce Oedipe dans la tragédie de Sophocle. S'adressant à sa fille, il se décrit lui-même comme adhérant, désormais, pleinement, à la vie telle qu'elle est, aussi désolante soit-elle aux yeux du monde, manifestant par là une plénitude intérieure, et au sein même du dénuement, qu'il était loin d'avoir encore cependant quand il rencontra la Sphinge où sa sagacité est naissante :
"Qui accueillera aujourd'hui, avec de maigres dons, Oedipe errant, demandant peu et recevant moins encore ? ce qui me suffit cependant, car mes misères, le long temps et ma grandeur d'âme me font trouver que tout est bien."
Dans Oedipe à Colone, Oedipe a réalisé le destin attendu par la sphinge. Il est devenu un sage, un errant, un pèlerin, un guide de l'humanité encore insuffisamment éveillée et un grand Affirmateur de la vie telle qu'elle est. Il se situe alors dans le temps de L'HERMITE qui, dans le Tarot, précède LA ROUE DE FORTUNE et témoigne de la possibilité d'accomplissement ultime de l'humanité. Car le franchissement du seuil que propose l'Atout X ne fait pas qu'ouvrir le chemin aux Atouts du Ciel, il permet aussi une relecture de tout ce qui a été vécu au-paravant et qui peuvent prendre maintenant leur signification la plus haute. La vieillesse qu'incarne L'HERMITE pourrait en effet rester très en deçà de toute sagesse et de la symbolique du bâton, et ce dernier ne serait alors qu'un simple instrument d'une marche devenue difficile du fait de l'âge. Aussi bien telle est l'épreuve dont témoigne la Sphinge grecque et l'Atout X du Tarot : l'être humain peut ne jamais accomplir sa destinée et rester hors de toute sagesse et de toute authentique spiritualité. Mais il peut aussi, comme le personnage d'Oedipe, l'accomplir.
La première énigme de la sphinge du mythe d'Oedipe et sa symbolique
La première énigme de la sphinge n'a jamais été oubliée par l'humanité qui aime à la présenter à chaque génération, bien que rarement les explications des parents en présentent la signification symbolique :
"Il existe un animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes le midi, et sur trois pattes le soir. Quel est-il ?"
La réponse désigne bien évidemment de l'être humain qui est le seul être vivant qui, à l'aube de sa vie, apprend à se déplacer à quatre pattes, se lève sur deux jambes en grandissant, pour, vieillard, marcher en s'aidant d'un bâton. Pour comprendre cependant le rôle que joue l'Atout X, au sein de l'organisation holistique du Tarot de Marseille, et donc celui de cette Sphinge qui se trouve au sommet de la rota fortunae tarologique, il est nécessaire d'avoir accès à la symbolique de ce qui est, en réalité, demandé à Oedipe comme réponse : si, à l'aube de sa vie, et en tant qu'être vivant, l'être humain naît animal porteur d'un héritage d'espèce que la modernité désigné sous le terme de patrimoine génétique (il marche à quatre pattes), en grandissant, il apprendra à devenir un membre à part entière des communautés familiales et sociales qui sont les siennes et à agir et se comporter comme un être humain intégré à ces communautés (il se lève et marche sur deux jambes). C'est le stade des deux animaux en habit de l'Atout X. Mais à cela ne s'arrête pas le travail de l'humanisation de l'humanité dans la réalisation de sa propre nature, et c'est pourquoi il y a un troisième temps dans l'énigme énoncée par la Sphinge. Il y a nécessité, pour l'être humain, d'atteindre la sagesse que symbolise le bâton qui accompagne la marche du vieil homme (il marche sur trois jambes). Il y a donc trois naissances pour l'être humain comme l'énigme de la Sphinge permet de le comprendre : il y a d'abord la conception qui lui accorde un patrimoine génétique d'une espèce vouée à la conscience, puis l'entrée, dès la naissance, dans la communauté familiale puis sociale où l'être humain s'humanise par l'appropriation de son héritage culturel cette fois, et enfin, il y a la construction d'une individualité consciente, et dès lors d'une authentique autonomie et d'une véritable créativité qui ne se réduit pas au domaine artistique mais embrasse la vie humaine tout entière. Et c'est ce que symbolise la marche humaine aidée du bâton.
On le sait, depuis que le cas des enfants sauvages est entré dans les champs de la recherche anthropologique, l'être humain n'est pas encore entièrement humanisé à la naissance. S'il ne bénéficie pas, au bon moment, de la stimulation que représente le bain affectif, linguistique, et culturel que lui accorde le fait qu'il appartient à une famille et à une communauté sociale, il ne sera jamais complètement un être humain. Il ne pourra jamais, comme l'exprime la résolution de l'énigme de la Sphinge, se redresser sur deux jambes et s'exprimer à la manière d'un être humain. Car, comme l'expliquait déjà le philosophe Aristote, l'être humain est par essence un "animal politique", c'est-à-dire, fait pour vivre, en raison même des caractéristiques de son espèce, dans la polis, la cité, la société civile et politique qui sont les siennes et avec lesquelles il partage des manières d'être culturelles. C'est la communauté sociale qui, seule, lui apprend en effet le second volet de son humanité, en opérant sur l'enfant un modelage psychique et comportemental qui l'humanise incontestablement et qui lui permet d'être intégré à ses communautés familiales, culturelles et sociales et que le Tarot présente dans les deux premières Mains des Atouts. Ce que l'étude des enfants sauvages a donc permis de comprendre, c'est que le potentiel d'humanité que porte chaque être humain dans ses gènes doit être stimulé, au bon moment, par une transmission culturelle et un relationnel affectif de bonne qualité. Ce que pressentait donc la mythologie grecque et la philosophie aristotélicienne c'est donc que, par sa participation au patrimoine génétique, l'être humain est un être vivant, un animal porteur du patrimoine génétique de l'espèce humaine ; puis, parce qu'il est un être profondément imitatif, comme tous les primates, l'être humain se redresse et en apprend à marcher sur deux jambes et à parler, faisant de ce fait le bonheur de ses parents qui voient là, à juste titre, une étape essentielle de son développement psycho-moteur. C'est l'adhésion au patrimoine culturel de l'humanité. Mais, l'énigme de la sphinge du mythe d'Oedipe va plus loin que l'anthropologie moderne qui voit en l'être humain un mixte de naturalité et de culturalité. Il y a une troisième dimension qui n'est pas encore parvenu à être clairement saisie par la science moderne mais dont témoigne la réponse d'Oedipe à l'énigme que la Sphinge lui opposait : la dimension spirituelle de l'humanité.
Ce que met donc symboliquement en image la Sphinge dans la dernière et troisième dimension de son énigme, c'est le fait que l'humanisation de l'être humain ne s'arrête pas au stade de l'intégration conformiste aux sociétés humaines. Ce stade doit être dépassé. L'humanité de l'être humain exige un troisième stade qui est celui de l'individualité singulière née à elle-même et à sa propre singularité car c'est, en elle, que se trouve l'étincèle divine qui fait de l'être humain un créateur. Le mythe d'Oedipe, en évoquant les trois pattes de l'être dont l'identité fait l'objet de l'énigme de la sphinge, situe cette réalisation dans temps de la vieillesse, quand l'être humain soutient sa marche par un bâton qui, telle une troisième jambe, compense la perte de l'agilité de la jeunesse. Ce bâton de vieillesse est bien évidemment, lui-même, à comprendre dans son sens symbolique : c'est un bâton de sagesse et il accompagne l'archétype du Vieux Sage qui, selon Jung, a universellement sa place dans le psychisme humain, et auquel il s'agit, pour chacun, de se connecter afin d'avancer sur le chemin d'individuation qui est l'ultime destin de chacun des êtres humains.
Voici ce que dit Georges Romey de ce symbole fort qu'est le bâton de vieillesse dans Le Dictionnaire de la symbolique des rêves, dont il faut encore une fois rappeler l'importance pour tous ceux qui veulent progresser dans la connaissance des symboles et du tarot :
"Le bâton du rêve est, dans sept cas sur dix, celui du pasteur. De Moïse conduisant son peuple à travers un désert duquel il fait jaillir la vie, au vieux berger rencontré par le rêveur dans la montagne, entouré de chèvres ou de moutons, une foule de représentations du Vieux Sage viennent témoigner de la puissance symbolique du bâton, qui est l’un des attributs les plus déterminants de celui qui rassemble. Le Vieux Sage est le symbole le plus achevé de la force médiatrice qui ouvre le chemin vers l’acceptation des contraires. Le bâton dit à la fois la sagesse immobile, immuable, l’action équilibrante de l’imaginaire et la marche confiante du pèlerin. Il est en même temps le point fixe qui situe, le repère qui rassemble et la dynamique qui porte vers un devenir. Le bâton de pèlerin ! La marche du pèlerin est une longue succession de pas, une longue succession d’étapes et de haltes. Une analyse intellectuelle du symbole se dirigerait fatalement vers le bâton point d’appui, le bâton qui soutient, qui sonde, le bâton de défense. Les associations montrent que ce ne sont pas les fonctions de cet instrument qui en nourrissent le symbolisme mais bien ses caractéristiques formelles. L’image ne vaut que par ses extrémités, l’une assurant le contact avec le sol, l’autre étant librement dressée vers le ciel. Il suffit de relire ces rêves où s’expriment clairement le besoin d’enracinement et les images d’un ciel vide, d’un ciel blanc, d’un ciel neutre, pour se convaincre que le bâton est le pèlerin lui-même, c’est-à-dire le rêveur, marchant les pieds sur la terre et l’esprit dans le ciel. Le bâton du rêve est un signe d’accomplissement, d’harmonisation entre la psyché individuelle et l’énergie universelle. Il relie la terre et le ciel. Il possède une puissance médiatrice."
Le Vieux Sage est à la fois un pèlerin qui avance orienté par les étoiles et particulièrement par l'étoile du berger, Vénus, et il est un berger qui prend soin de ses brebis, ou encore un philosophe qui sait guider les jeunes gens vers leur propre destinée, c'est aussi un ermite, ou un herméticien. Incontestablement, c'est L'HERMITE du Tarot dont le nom condense à la fois l'érémitisme et l'hermétisme, ce personnage représentant l'accomplissement d'une destinée universelle de l'humanité : devenir cette reliance du Ciel et de la Terre que le bâton symbolise et que chacun des êtres humains est destiné à devenir, par essence, sous forme d'un potentiel qui doit être activé, et qu'il s'agit de rendre réel par sa vie même et son humanité en action. Si Oedipe a pu rentrer chez lui, donc, ce qu'il ne sait pas bien sûr à ce moment-là de son histoire personnelle, c'est pour avoir intuitivement su le sens véritable de toute existence humaine et dans une destinée que l'hermétisme décrit depuis l'antiquité, quand l'être humain apprenait des sages alexandrins à être ce qui relie la Terre au Ciel et qui, par là même, reforme l'ancienne unité du monde qui fut perdue au moment de la Création, c'est-à-dire, au moment où du Un a émergé le Deux.
Le Fleuve et la Roue : L'Atout X est aussi l'Atout du temps et met en scène les deux destins possibles de l'humanité
Si la première énigme de la sphinge du mythe d'Oedipe est connue de tous, peu de modernes se souviennent de sa seconde énigme, dont pourtant elle exigeait la résolution de ceux qui venaient l'affronter :
"quelles sont les deux soeurs qui, l'une après l'autre, se donnent naissance mutuellement ?"
Oedipe a su répondre que ces deux soeurs sont " la journée et la nuit", réponse qui, avec la résolution de la première énigme, lui a permis d'entrer dans sa propre patrie. Cette seconde énigme nous conduit à saisir que, dans l'Atout X qui met en scène la Sphinge pour la placer comme une reine de la rota fortunae, le rapport de l'humanité au temps est essentiel. Et de fait, le temps et ses différentes manifestations sont au coeur de la symbolique en jeu dans l'Atout X.
Qu'avons-nous en effet comme éléments essentiels en dehors des personnages ? Le fleuve et la roue. Le fleuve relève de la symbolique de la durée temporelle, dans son écoulement et parle du destin de chaque être humain de la naissance à la mort. C'est, pour citer G. Romey et son indépassable Dictionnaire de la symbolique des rêves, le symbole de "l'inexorable accomplissement d'une existence". De son côté, la roue met en scène la temporalité cyclique qu'on voit en jeu dans la nature, mais aussi, puisqu'il s'agit d'une roue qui s'inscrit dans les rota fortunae médiévale, tous les cycles en jeu dans le destin de chaque être humain quand les périodes de malchance et de bonheur ne durent qu'un temps. Au sein de la dynamique onirique, la roue est le témoin d'un passage potentiel du seuil. Elle est, affirme G. Romey, "agent de passage". Nul ne s'étonnera dès lors que, dans le Tarot, elle accompagne ce gardien du seuil qu'est la Sphinge en tant que gardien du seuil.
Plus subtile est la présence d'un troisième temps, un temps du hors-temps, de l'atemporalité et de l'éternité, un temps absolu. C'est le temps promis par la résolution des énigmes posées par la Sphinge mais qui déjà est appelé par le symbole de la roue. Puisqu'Oedipe résout les énigmes de la Sphinge, il nous place en effet et dès lors devant un troisième type de temporalité : celle de la rupture révolutionnaire qui sépare radicalement, un avant et un après. La résolution de l'énigme que propose la Sphinge conduit en effet un saut quantique entre deux espaces temporels et, dans le Tarot, permet à l'humanité de rentrer chez elle, dans sa véritable patrie, où se vit l'accès à l'éternité du Ciel des Atouts et qui ouvre, à l'amateur, la voie que trace l'Atout XI, LA FORCE.
Parce que, clairement, l'Atout X met en scène les différentes temporalités existantes dans son choix des symboles qui ornent son image, c'est lui et non celui qui le précède, L'HERMITE, qui est l'Atout même du temps au sein du tarot, et cela contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans le jeu Visconti-Sforza, jeu princier qui a inspiré le Tarot de Marseille sans toutefois en avoir ni la signification hermétique ni le même niveau de profondeur symbolique. Dans le Visconti-Sforza, en effet, c'est le neuvième Atout, qu'on met en relation avec L'HERMITE du Tarot, et non LA ROUE DE FORTUNE, qui renvoie au temps, et même si cette dernière fait bien partie des Atouts du Visconti-Sforza, son iconographie est exclusivement centrée sur les aléas de la vie humaine, alors que celle du Tarot intègre à la symbolique du temps, celle du franchissement du seuil et de l'initiation décisive.
Dans le Visconti-Sforza, le vieillard n'et autre que le vieux Saturne des romains qui lui-même est le duplicata latin du Titan Cronos, la divinité grecque du temps qui dévorait ses enfants, bien évidemment, puisque tout ce que produit le temps est voué à disparaître un jour. Pour accentuer ce lien entre le temps et le vieillard, le créateur de cet ancêtre du Tarot a placé un sablier dans sa main. Dans le Tarot, L'HERMITE n'est en rien une référence au dieu archaïque et titanesque Cronos mais représente l'archétype même du Vieux Sage, dont l'existence au sein de la psyché profonde est attestée par les recherches de Jung.
Les trois types de temps exprimés par l'Atout X ne sont pas placés là par hasard. Ils prennent leur place dans un Atout qui termine le premier grand cycle des Atouts, celui de la Terre où sont en jeu l'intégration de l'être humain dans les deux communautés qui sont les siennes, la communauté familiale en jeu dans la première Main du Tarot et la communauté sociale en jeu dans la seconde Main. Mais, par la résolution potentielle de l'énigme posée par la Sphinge en haut de la rota fortunae, l'Atout X ouvre une porte, celle qui permet à l'amateur du Tarot qui en a résolu les énigmes d'entrer dans la seconde maison de l'humanité : le Ciel.
Ce faisant, l'Atout X met en garde l'humanité : si elle n'est pas capable de comprendre l'essence et le destin véritable de cette humanité qu'elle porte et qui ne consiste pas seulement en un conformisme social ni en une relation prédatrice aux ressources naturelles par le développement d'une intelligence essentiellement manipulatoire et technicienne, si donc elle ignore tout du rôle qu'elle a à jouer, de toute éternité, au sein de la Création : être le trait d'union entre le monde divin, éternel et créateur d'une part et la nature créée d'autre part, l'humanité sera dévorée à la fois par le fleuve du temps et la cyclicité de la nature. La vie d'un être humain qui ne se déploie pas à partir d'une troisième naissance, celle de l'individualité consciente et spirituelle, est une vie absurdement laissée à ce qui relève de l'animalité humaine et que symbolisent les deux animaux en habit de la rota fortunae tarologique.
La sphinge n'est pas, en effet, un gardien du seuil de pacotille. Elle représente un danger qui ne disparaît que si celui qui l'affronte sait la nature de la destinée humaine dans le temps, et s'il accède pleinement à cette sagesse qu'incarne par ailleurs L'HERMITE dans le Tarot, quand l'orthographe de son nom rappelle que la sagesse qui est la sienne est et ne peut être qu'hermétique. S'il ne se connecte pas au Vieux Sage qu'il porte en lui, l'être humain sera dévoré, non par le vieux Cronos grec (ou le Saturne latin) qui avalait ses enfants divins jusqu'à la révolte de son fils, Zeus, le dieu olympien, mais par la Sphinge, ce qui signifie que, contrairement à Oedipe, il restera exilé, loin de son autre maison, le Ciel. Cette dévoration par la sphinge symbolise, alors, l'absurdité d'une vie perdue à elle-même, restée à côté de l'essence la plus élevée de l'humanité, incapable de remplir son rôle au sein de l'univers, subissant sans rien y comprendre les aléas les plus contradictoires de la vie.
La seconde énigme de l'Atout X et le sens de rotation de la Rota Fortunae
Si l'on regarde la rota fortunae qu'on trouve dans Des Cas des nobles hommes et femmes de Jean Boccacen, ou l'illustration faite par Jean Miélot de L'Épître d'Othéa de Christine de Pisan, ou bien même l'iconographie qui accompagne les Carmina Bourana où la rota fortunae ne concerne que les destins royaux, la roue tourne toujours de gauche à droite, sachant que ce qui donne l'orientation d'une roue, c'est toujours son mouvement du milieu jusqu'en au haut. Le mouvement de gauche à droite correspond à la ligne classique du temps tel que l'Occident se le représente et qui naît du fait qu'on y écrit et lit ainsi. Dans ces rotae fortunae médiévales et plus tardives, il y est toujours question d'une élévation à gauche, d'un temps de règne en haut, puis d'une descente à droite, jusqu'à la fin de vie tout en bas où la vieillesse puis la mort attendent l'être humain.
Dans l'Atout X du Tarot, ce mouvement de gauche à droite se trouve être celui du fleuve qui suit son inclinaison, tandis que la roue tourne dans l'autre sens. Il y a donc deux mouvements contradictoires : celui du fleuve qui va de gauche à droite et celui de la roue qui va de droite à gauche. Cette étrange rotation de la rota fortunae tarologique représente en elle-même une des plus importantes énigmes que pose l'Atout X à l'amateur du Tarot. En faisant tourner sa roue à l'envers du mouvement de l'aiguille du temps tel que, pourtant et déjà, il se faisait voir à tous et à l'époque même de la conception du Tarot, l'horloge de la Cathédrale de Milan... le créateur du Tarot semble nous parler d'une remontée dans le temps. La gauche incarne en effet, symboliquement, le passé, et la droite, l'avenir. Or si le fleuve va dans le sens de la vie, sur une pente descendante, expression symbolique d'une dégradation qui culmine avec la vieillesse et la mort, le mouvement de la roue va de droite à gauche, et semble, de ce fait, remonter le temps et aller du vieux vers le jeune.
On ne peut comprendre la représentation complexe du temps que met en scène l'Atout X du Tarot que si on se souvient que les lettrés de la Renaissance étaient imprégnés d'une philosophie platonicienne que l'Occident redécouvrait, avec la lecture des manuscrits grecs que les érudits, fuyant la ville de Constantinople alors envahie par les sarrasins, avaient emmenés avec eux. La réflexion des hermétistes de la Renaissance était nourrie, en particulier, par le Timée, où Platon aborde la question de la naissance du temps dans son lien à la création cosmique et par voie de conséquence, dans son lien à la matière. Or, comme c'est le cas dans le Tarot, le temps est double aux yeux de Platon : il y a un temps linéaire, dégradatif, et qui n'est pas voulu par le démiurge créateur, mais qui découle de la nature même de la matière dont est fait le Cosmos, et il y a un temps cyclique, objet d'une décision créatrice et qui a pour fin de contrer les effets dégradant du premier.
Dans le Timée, Platon présente, en effet, la Manifestation du monde comme la production d'un démiurge bienveillant, une sorte de dieu artisan qui s'inspire du modèle éternel qu'est le Monde Intelligible éternel et incréé pour façonner le monde cosmique de la matière à son image. Le commencement de cette création démarre avec la genèse du monde astral présenté comme la plus belle des créations du démiurge, une création presque aussi parfaite que le modèle éternel et idéel qui en a inspiré la forme. C'est, en effet, en même temps, qu'apparaissaient les étoiles et les planètes, que le temps vint au jour, généré par l'information idéelle de la matière corporelle. Parce que le monde est corporel, fait de matière, il ne peut pas en effet exister dans l'éternité qui règne sur les Idées qui ont inspiré le démiurge, car hylé, la matière, dont le monde est fait, et dont l'essence est la profonde malléabilité qui permet au Démiurge d'y imprimer les Formes, tend spontanément et par sa nature même, à se libérer de la forme. Platon voit dans la matière une impulsion première au chaos qui s'oppose à l'imprégnation de la forme imposée par le Démiurge créateur à la matière. La libération progressive de la matière à l'égard de la forme, peu perceptible dans un premier temps, va en s'accélérant, et cela se traduit par de multiples déformations que sont l'usure, les maladies et le vieillissement . Ce temps-là, de nature linéaire et dégradatif, est coexistant à l'existence de la réalité matérielle informée : informe en elle-même et chaotique tout autant que malléable, la matière qui reçoit les Formes du Ciel ne peut pas se maintenir dans ces formes au-delà d'un certain temps. Il y a en elle, explique Platon, une pulsion irrésistible au désordre, à la perte de la forme, c'est-à-dire à l'entropie, à la perte de l'information qu'est l'usure ou le vieillissement.
Cette temporalité entropique et profondément inscrite dans la matière n'est pas le temps créé par le démiurge dans l'oeuvre de Platon. C'est un effet secondaire de la Création cosmique, du fait que cette dernière est faite de matière. Mais il y a aussi, dans la théorie cosmogonique de Platon, un temps créé par le Démiurge et qui a pour fin d'annuler les effets entropique du temps linéaire et entropique inhérent à l'existence matière. Ce temps créé, voulu par la Divinité, c'est le temps circulaire, qui met en oeuvre toutes sortes de cyclicités par lesquels le monde créé ne cesse de se régénérer. Le cycle en effet ce qui revient toujours au temps zéro de la Création, au moment où quand l'impression formelle donnée par le divin à la matière est parfaite. Ce retour régulier au temps zéro que garantit la cyclicité annule les méfaits du temps linéaire et dégradatif généré par la pulsion de la matière à échapper à toute forme.
Il y a donc deux temporalités dans le Timée, exactement comme dans LA ROUE DE FORTUNE du Tarot : le temps dégradatif, entropique, inhérent à toute existence matérielle et le temps cosmique et cyclique, profondément régénérateur et créé de manière volontaire par le Démiurge à l'origine du monde. Le premier est représenté par l'eau du fleuve qui coule de gauche à droite en suivant une pente. Le second est présenté par la roue et l'on comprend désormais pourquoi elle tourne de droite à gauche : la cyclicité naturelle est une sorte de remontée dans le temps, un retour régulier à la jeunesse et au temps zéro, et à toute cette cyclicité naturelle qui permet au monde d'être toujours jeune : le mouvement orbital des astres, les saisons, le printemps et la génération des nouvelles espèces, le jour et la nuit, etc. La génération où les jeunes remplacent les vieux permet par exemple aux espèces d'être toujours jeunes, comme l'explique le personnage de Diotime dans Le Banquet de Platon. C'est la journée et la nuit que la Sphinge interroge, et dès lors passons-y quelques secondes : cette cyclicité est essentielle à la régénération quotidienne des êtres vivants. S'ils ne dormaient pas, le temps entropique serait tout puissant sur eux.
Tout ce qui est cyclique donc relève de cette aptitude du cosmos à annuler la pulsion première de la matière au chaos et au désordre. Par le cyclique et le cyclique seulement, "le temps se fait l'image de l'éternité immobile" pour citer la célèbre parole de Platon. Le cyclique réordonne les êtres du monde que le temps dégradatif altère, pour faire en sorte qu'elle soient, bien que fait de matière, durablement ordonnées dans leurs formes. Si au sein de la nature, les êtres ne cessent de dégénérer, du fait qu'ils sont de êtres corporels, ils ne cessent aussi de se régénérer, même si à la fin tout individu vieillit et meurt. Mais les espèces elles sont toujours jeunes, et à travers elle, le Monde s'oppose victorieusement à l'entropie, tout comme la nature tout entière ne cesse d'exprimer la perfection de ses manifestations.
À supposer que l'enseignement de Platon ai été connu du ou des créateurs du Tarot, ce qui est vraisemblablement le cas puisque Marsile Ficin l'avait mis à la portée de tous par ses traductions et ses commentaires, l'Atout X présente à la fois le temps linéaire dégradatif, ce que représente le fleuve qui va de gauche à droite en descendant, tandis que le retour à la jeunesse et à la perfection du temps zéro est symbolisé par un temps cyclique et par le renouvellement perpétuel de ce qui, dans la nature, redevient toujours jeune et printanier. Mais la confrontation des deux symboles et de leur mouvement peut avoir une seconde signification, anthropique exclusivement, et qui révèle la menace qui, selon l'hermétisme, pèse sur l'humanité : si celle-ci ne progresse pas vers la sagesse, si elle est incapable de jouer son rôle de médiation entre le monde terrestre et le monde céleste, si elle ne parvient pas à sa propre sagesse et cette authentique spiritualité que promeut l'hermétisme et qui ne se réduit pas du tout aux transmissions culturelles que sont les religions historiques, alors, le mouvement du temps vers la dégradation s'accélère de telle sorte qu'il met en risque l'existence même de la biosphère et le monde ne peut sortir du temps dégradatif qu'en entrant dans un cycle radical où l'humanité sera balayée. À un moment donné, c'est le monde tout entier qui doit revenir au temps zéro, en annulant toutes les manifestations humaines par une catastrophe apocalyptique, tant chaque "avancée" de l'humanité non éveillée à sa propre sagesse altère les équilibres naturels.
Le risque apocalyptique que fait courir, au monde, l'humanité endormie et animale
Même si la notion d'entropie date du XIXe siècle et est liée à l'apparition, au sein des sciences physiques, de la thermodynamique, l'idée qu'elle contient est bien plus ancienne puisqu'on la trouve déjà chez Platon et tout particulièrement dans Le Politique qui décrit la temporalité comme une longue dégradation suivie par un retour au temps zéro et la naissance d'une nouvelle ère. Pour Platon, en effet, nous l'avons dit, si la création divine étant un modelage de la matière à partir de Formes idéales et éternelles, et la matière ayant une tendance spontané au chaos, tout existant matériel est voué à la corruption, la déformation, et in fine à une perte de plus en plus grande d'informations, sauf à se régénérer régulièrement par un retour au temps zéro. Le créateur a donc garanti la pérennité et la beauté du monde matériel en annulant la dégradation nécessaire de toutes choses par la cyclicité qu'on trouve dans la nature et dans la génération, mais l'humanité, dans son essence animale même, sort du monde naturel réglé par les instincts, et introduit, dans le monde, des manières d'être nuisibles ainsi que des objets technologiques au service exclusif des besoins ou des désirs de richesse de l'humanité qui tendent à détruire tout équilibre naturel. L'expansion de la population humaine est tel qu'à un moment donné la nature ne peut plus contrebalancer les nuisances qu'elle produit par le pouvoir régénératif du cyclique, le monde s'enfonce alors dans une temporalité toujours plus dégradative, dans un processus qui, de lent au départ et presque insensible, ne cesse ensuite de s'accélérer. À la fin, il n'y a plus d'autre solution pour sortir le monde de cette souffrance que l'anéantissement de l'humanité.
L'humanité animale, si productive, à l'intelligence technicienne si aiguisée et performante, mais manquant singulièrement de conscience, ne cesse d'altérer le monde auquel, au contraire, les instincts et programmations naturelles propres aux nombreuses cyclicité de la nature veillent au sein du monde végétal et animal. Tant que l'humanité se comporte de manière aussi peu éclairée, elle met le monde en un tel danger, qu'il ne peut survivre qu'en faisant vivre, à cette même humanité, de radicales fins de cycles qui permettent de nouveau à la nature de se régénérer, mais au prix d'un effacement de la majorité des êtres humains sur la surface de la Terre. La rota fortunae qu'on trouve au sein de l'Atout X est donc une mise en garde : de grands cycles cosmiques ont, dans un passé très lointain et presque entièrement oublié, mais dont témoignent le Déluge dans la Bible, ou l'histoire de l'Atlantide contée par Platon, conduit à une destruction presque intégrale des civilisations humaines. C'est dans l'Asclépios, l'une des rares oeuvres de l'hermétisme que l'histoire a partiellement conservé qu'Hermès révèle le destin entropique puis apocalyptique du monde du fait des agissements d'une humanité coupée de son lien au divin et ignorante de sa mission sur Terre :
" Alors, plein du dégoût des choses, l'homme n'aura plus pour le monde ni admiration ni amour. Il se détournera de cette oeuvre parfaite, la meilleure qui soit dans le présent comme dans le passé et l'avenir. Dans l'ennui et la fatigue des âmes, il n'y aura plus que dédain pour ce vaste univers, cette oeuvre immuable de Dieu, cette construction glorieuse et parfaite, ensemble multiple de formes et d'images, où la volonté divine, prodigue de merveilles, a tout rassemblé dans un spectacle unique, dans une synthèse harmonieuse, digne à jamais de vénération, de louange et d'amour. On préférera les ténèbres à la lumière, on trouvera la mort meilleur que la vie, personne ne regardera le ciel. L'homme religieux passera pour un fou, l'impie pour un sage, les furieux pour des braves, les plus mauvais pour les meilleurs. (...) La terre n'aura plus d'équilibre, la mer ne sera plus navigable, le cours régulier des astres sera troublé dans le ciel. Toute voix divine sera condamnée au silence, les fruits de la terre se corrompront et elle cessera d'Être féconde; l'air lui-même s'engourdira dans une lugubre torpeur. Telle sera la vieillesse du monde, irréligion et désordre, confusion de toute règle et de tout bien. / Quand toutes ces choses seront accomplies, ô Asclépios, alors le seigneur et le père, le souverain Dieu qui gouverne l'unité du monde, voyant les moeurs et les actions des hommes, corrigera ces maux par un acte de sa volonté et de sa bonté divine ; pour mettre un terme à l'erreur et à la corruption générale, il noiera le monde dans un déluge, ou le consumera par le feu, ou le détruira par des guerres et des épidémies, et il rendra au monde sa beauté première afin que le monde semble encore digne d'être admiré et adoré, et qu'un concert de louanges et de bénédictions célèbre encore le Dieu qui a créé et restauré un si bel ouvrage".
Les hermétistes alexandrins, persuadés que le monde était soumis, régulièrement, à la nécessité d'un cataclysme qui le purifiaient des désordres engendrés par une humanité encore animale, cherchaient à faire sortir l'humanité de ces grands cycles à la fin si catastrophique pour elle, et cela par l'éveil de l'humanité à sa propre essence spirituelle. L'humanité ne peut en effet sortir de son funeste destin, tant individuel que collectif qu'en s'emparant de son bâton de sagesse. Si la Sphinge du Tarot dévore en effet ceux qui l'affrontent sans connaître le sens de leur propre humanité, elle est aussi celle qui s'efface et ouvre la porte de leur véritable patrie à ceux qui peuvent, comme Oedipe, à la fois résoudre ses énigmes et passer le seuil de l'authentique patrie intérieure qu'elle garde.
La sphinge est, au sein du Tarot, le plus important gardien du Ciel auquel l'humanité est amené à être confronté, et c'est ce passage qui, seul, permet au monde d'échapper au destin apocalyptique décrit par l'Asclépios. L'être humain n'est pas en effet destiné à rester un animal en habit et à voir son intelligence asservie aux besoins et aux pulsions et, tout particulièrement à la pulsion de prédation qui organise sa relation à la nature et dès lors à être le destructeur de tous les cycles naturels au point de mener le monde à des apocalypses régulières sur un temps très long. Elle est destinée à devenir pleinement humaine, ce qui implique que son intelligence reposera sur la sagesse hermétique et non sur les capacités opératoires de l'intelligence technicienne. Cette sagesse hermétique est la conscience forte que le monde est Un., qu'il est à la fois le Ciel éternel et la Terre sans cesse régénérée, et que la place qu'y tient l'humanité - pour peu qu'elle s'éveille à la conscience - c'est d'être le trait d'union qui manque encore entre le Ciel et la Terre. Si l'humanité parvient à être autre chose qu'un ensemble d'animaux en habits enfermés dans les comportements irréfléchis qu'elle se transmet de génération en génération, elle sortira des grands cycles qui finissent toujours mal pour elle, et réalisera ce qui est attendu de toute éternité de sa part : être la créatrice de l'Éden, ce jardin à la fois terrestre et céleste où Ciel et Terre s'uniront dans un mariage sacré.
L'humanité a donc deux destins possibles, dans l'un, elle ne fait que répéter indéfiniment un destin où le caractère chaotique de la matière n'est plus, et par sa faute, contrôlé par la temporalité cyclique naturelle et où, lentement d'abord, puis en s'accélérant, le monde se dégrade sous le joug d'une humanité non née à elle-même. Mais elle peut aussi connaître un développement potentiel de ce qui, en elle, n'est en rien animal, celui de la sagesse et de la spiritualité que l'hermétisme essaie de réveiller en chacun. C'est le destin que révèle la Carte ultime du Tarot, LE MONDE, et sur lequel l'humanité se présente comme une Danseuse christique, Celle qui se tient au coeur du Cosmos.
Le mouvement de la rota fortunae du Tarot et les quatre ères tarologiques inscrites dans LE MONDE
Le mouvement rotatif de droite à gauche de la roue en jeu dans l'Atout X a encore une autre signification que la régénération temporelle que permet la cyclicité naturelle. Il possède une signification ésotérique que révèle seulement la mise en relation de l'Atout X avec l'Atout XXI.
Si l'on considère en effet le mouvement de la roue dans son entièreté, elle montre un chemin qui permet de saisir la temporalité en quatre ères que contient la totalité éternelle et parfaitement ordonnée que représente la Carte du MONDE. Cette cyclicité part de la gauche en bas pour aller vers la droite en bas, puis s'élève jusqu'à la droite en haut puis translate ensuite vers la gauche en haut. Or, ce mouvement est celui-là même de la roue de l'Atout X qui, si l'on prend en considération la totalité de ce qu'elle met en scène, et non seulement le haut de la roue.
Ce qui nous autorise à voir un même mouvement dans les deux Atouts, c'est la notion de cercle ou de quasi cercle qui se trouve en leur coeur. Nous verrons qu'il y a en réalité, dans l'Atout XXI non pas un cercle, mais deux, et que la mandorle qui y est, seule, est visible, représente la conjonction des deux cercles. Mais le cercle est en lui-même un symbole essentiel. Voici ce qu'en dit G. Romey dans son précieux Dictionnaire de la symbolique des rêves : "Le cercle représente le Centre divin d'où tout émane et où tout retourne".
Mais le cercle du Tarot qu'on voit en jeu dans l'Atout X et qui donne la clé qui permet de comprendre la cinétique en jeu dans l'éternité du MONDE tourne dans un sens précis en forme de C inversé, où sur la Terre, le féminin se soumet au masculin, et dans le ciel c'est l'inverse, le masculin se soumet au féminin.
LE MONDE est l'Atout le plus élevé du Tarot et contient en lui l'ensemble des autres Cartes. Comme son nom l'indique, il représente la totalité du réel, et par voie de conséquence la totalité du Tarot, puisque ce dernier se veut l'image hermétique du réel dans sa double dimension, terrestre et céleste. La gauche et la droite prennent alors une signification en partie différente que celle que nous avons évoquée et qui parle du passé et de l'avenir. Il y a dans les mots "gauche" et "droite" en langue française en effet un degré d'imperfection ou de perfection qu'on voit en jeu par exemple dans ces expressions : une "personne gauche" - c'est-à-dire maladroite - et une "personne droite" c'est-à-dire honnête et juste.
Ce que nous dit le Tarot, et c'est l'un de ses plus grand secrets que nous révélons-là, c'est que si le Féminin terrestre que représentent aussi bien l'Élément Terre, la Vache sacrée du Monde et la Couleur Denier est inférieur à l'Élément Feu qui possède une puissance de spiritualisation supérieure comme en témoigne l'auréole de sainteté du Lion et la Couleur Bâton, en s'élevant aux Éléments célestes, le Féminin sacré se révèle supérieur à la Mâlitude sacrée, tout comme l'Eau sacrée des Coupes et l'Ange sont supérieurs à l'Air que représente aussi bien la Couleur d'Épée que l'Aigle du MONDE, car il ne s'agit là pas de l'eau de la Terre, mais l'eau cosmique, l'Eau qui dégoutte des étoiles et de son chant silencieux, de la Lune et du Soleil, ou encore de la musique sacrée de l'ange du JUGEMENT. Le Féminin sacré et céleste qu'incarne l'Ange du MONDE révèle que l'angélisation de l'humanité est son destin ultime, ce qui signifie que le long temps du patriarcat sera un jour dépassé, sauf à ce que, comme nous l'avons vu plus haut, l'humanité se révèle incapable de s'élever suffisamment pour réaliser sa destinée spirituelle et assumer le rôle qui lui est attribué de toute éternité au sein de la Création en étant, comme la mandorle de la Danseuse qui incarne sa Manifestation aboutie, le coeur révélé des deux cercles que sont le Ciel et la Terre. Si elle en est incapable, elle ira alors régulièrement vers une dégradation si complète de son environnement que son destin ne peut se terminer que de la destruction apocalyptique, et au sein de grands cycles cosmiques répétitifs et du fait de la nécessité pour le monde de retrouver régulièrement la perfection du temps zéro, celui où l'humanité restante est si peu puissante que pour un très long temps, elle ne sera pas un puissant facteur d'accélération du pouvoir entropique et chaotique qui se trouve dans la matière.
Beaucoup d'interprétations ont porté sur le sens giratoire de la lecture des quatre personnages qui sont aux coins du MONDE : fallait-il commencer par le lion, actif, et volontaire pour aller vers la gauche, la Vache de couleur chair, puis remonter à l'Ange et finir à l'Aigle ? Une telle interprétation ferait de l'aigle le personnage le plus élevé, et cela pourrait faire sens dans un monde qui ne serait que matériel où l'Air est bien plus élevé que l'Eau, premier élément de l'aventure cosmique de la biosphère. Mais, le Livre en image qu'est le Tarot n'est pas la seule description du monde visible et de ses évidences. Il parle un langage symbolique qui transmet le message hermétique léguée par l'ancienne Alexandrie et que l'élite de la Renaissance a fait revivre, et dans ce message, l'Eau qui n'est pas l'Eau terrestre mais la Rosée spirituelle, l'Onde céleste qui transmets aussi bien le chant des étoiles que les fluides cosmiques lunaires, solaires et angéliques.
Le Tarot, qui ne fait rien en vain ni de manière irréfléchi, a donc placé dans l'image circulaire de LA ROUE DE FORTUNE de quoi éclairer le sens giratoire qui organise la relation des personnages aux coins du MONDE. Mais, ce faisant, il dévoile aussi la temporalité longue faite de quatre ères et qui peut mener l'humanité à sa propre réalisation et à assumer pleinement son rôle au sein de l'univers, au lieu d'aller à sa destruction apocalyptique. La roue, alors, ne parle pas de circularité et d'un éternel retour cher aux stoïciens, mais d'un sens giratoire qui dévoile son message dans LE MONDE en révélant le destin de l'humanité, un destin qui le mène du temps zéro de l'origine, que représente la Couleur Denier et que la Vache symbolise quand la Nature domine tout, jusqu'au temps éternel retrouvé, l'éternité du hors temps que symbolise l'Ange en haut à gauche du MONDE.
Ce mouvement giratoire commence donc avec la Vache sacrée, qui est en bas à gauche, et qui représente l'ère des Deniers, et à l'intérieur de l'histoire de la biosphère, à une très longue période, faite de plusieurs centaine de millier d'années, où l'Élément Terre dominait. C'est le temps du paléolithique où l'humanité, composée de cueilleurs, chasseurs, pêcheurs, était parfaitement intégrée dans une nature sauvage inviolée. C'est aussi le temps d'un matriarcat originel où le pouvoir reproducteur des femmes mais aussi leurs pouvoirs chamaniques de guérisseuses, devineresses et de vieilles sages sont grandement honorés. Cette ère de Denier, féminine et en lien profond avec la nature et la terre, est suivie d'une ère de Bâton qui démarre, au néolitique, avec la sédentarisation de l'humanité, l'invention de l'agriculture et la domestication du cheval, les deux événements s'accompagnant d'une invention plus tardive de la métallurgie. Dans cette seconde ère en lien à l'Élément Feu, apparaissent les premières royautés, la division sociale du travail, la transmission patriarcale de la terre, et la guerre. Le pouvoir politique et spirituel se déplace des femmes vers les hommes, les grandes Mères divines sont remplacées par des polythéismes où les dieux mâles dominent, et pour finir, par un monothéisme mâle qui soumet les femmes à la reproduction des fils par une morale religieuse oppressive. Ce temps assez long, qui dure du néolitique à la Renaissance est le temps des guerriers, de l'appropriation du pouvoir reproducteur des femmes par les hommes et de l'invention de religions qui assure la transmission filiale mâle des terres et des biens. La troisième ère, est celle de l'Aigle et de l'Air, ère de la connaissance et des communications qui dominent le monde à partir de la Renaissance et se déploient dans un monde qui s'industrialise et où le savoir scientifique et technologique domine tous les modes de compréhension et de production des biens. C'est cette ère qui met en danger le monde et qui rompt comme jamais l'équilibre de la biosphère. Mais le destin apocalyptique de la fin de cette ère peut être dépassée si l'humanité s'éveille spirituellement et entre dans l'ère des Coupes et de l'Ange du MONDE où la temporalité cesse de s'accélérer mais entre dans l'éternité.
Nous sommes, actuellement, à la fin de cette troisième ère et à la porte de la quatrième ère et à cette croisée des chemins qui peut mener l'humanité à l'apocalypse ou à sa maturité, et à l'entrée dans l'ère spirituelle des coupes.
La seconde énigme de la Sphinge et l'enseignement hermétique du Tarot
Il y a encore une autre dimension que la dimension temporelle dans la seconde énigme de la Sphinge qui relève des rapports de l'Un - un jour entier constitué de 24 heures - au Deux - la journée et la nuit qui sont les deux soeurs de l'énigme -, quand la dualité n'est pas que contradiction et se fait complémentarité. Or, apprendre à voir dans l'opposition et la contradiction autre chose que l'opposition et la contradiction, apprendre à lire dans les deux termes l'unité profonde qui les relie, est le coeur de l'enseignement hermétique.
Si la journée, solaire, est en relation d'opposition avec la nuit stellaire et lunaire, comme la mâlitude l'est à la féminité, la lumière aux ténèbres, le bien au mal, etc., savoir voir en ceux deux expressions de l'opposition des soeurs, c'est saisir l'unité supérieure qui a engendré le Deux à partir du Un, c'est remonter à la Source invisible et indicible du divin.
Or, tel est la clé qui ouvre la porte du Ciel à l'humanité selon l'hermétisme : reformer le Un, être cette mandorle entre deux cercles, accomplir, en toute conscience, l'unité du Monde... c'est sortir du Temps linéaire et dégradatif, c'est réunir à lui le temps circulaire, c'est supporter tout le temporel par une puissance divine qui n'existe que dans et par l'éternité.
La Force est le complémentaire de l'Atout X
Au sein du Tarot de Marseille, les Atouts représentent les grands archétypes célestes qui président à la genèse de la réalité terrestre. Or, ces Atouts forment des couples, deux par deux, chaque couple atteignant, par l'addition de leurs Nombres, l'accomplissement final que représente l'Atout XXI, LE MONDE. La complémentarité des Atouts, seule, permet de dépasser l'antagonisme que représente la contradiction, parce que ce dépassement est le secret de l'harmonie divine qui préside à ce qui est. En s'alliant à son Atout complémentaire, chaque Atout transforme donc la dualité de leurs expressions contradictoires, celles qui président à toute création matérielle, et mettent en oeuvre l'unité originelle, en Atout sachant voir et aimer cette expression contradictoire à laquelle il se lie comme son complémentaire, c'est-à-dire ce dont il a besoin pour être unifié à l'Un divin. Or, le complémentaire de l'Atout X, c'est l'Atout XI qui le suit immédiatement.
Il est frappant de voir que LA FORCE est, avec LA ROUE DE FORTUNE, l'un des Atouts du Tarot qui donnent place aux représentants du monde animal et, en l'occurrence, une place importante. Mais alors que, dans l'Atout X, l'humanité est absente, dans l'Atout XI, une de ses représentantes, royale, domine un animal dont elle tient la gueule ouverte, et pas n'importe quel animal. Dans l'Atout XI, le représentant du monde animal est lui aussi royal. C'est un lion, et c'est un lion de couleur chair qui, de ce fait, symbolise le monde de la matière vivante, et dès lors ce qui, en l'humanité, est en relation avec le corporel, le naturel, l'instinctif et le pulsionnel. Alors que dans l'Atout X la vie animale domine l'humanité au point qu'elle apparaisse sous la forme d' animaux en habits, dans l'Atout XI, c'est l'humanité royale qui domine une réalité corporelle devenue elle aussi royale.
Les nombres donnent donc la clé de ce qui est en jeu dans ce passage de l'Atout X à l'Atout XI. Ce qui s'adjoint, dans LA FORCE, au X de LA ROUE DE FORTUNE, c'est le I, ce nombre représentant l'unité d'une individualité née à elle-même comme telle. D'où cette posture de la femme royale qui, dans l'Atout XI, tient le lion près d'elle par la gueule : elle et elle seule lui permet de s'exprimer et de manifester tout ce qui en lui, relève de ses instincts protecteurs et ses impulsions vitales. Au nombre X qui représente le collectif, et en l'occurrence un collectif d'êtres humains très peu conscients et aux comportements mécaniques, LA FORCE a ajouté le I, nombre de l'individualité et de l'unité de celui qui se sait être un individu, un être qui porte en lui la créativité divine. Et c'est pourquoi, la femme qui est représentée sur LA FORCE est une reine. Sur sa coiffe en lemniscate, il y a une couronne.
L'Atout X est, au sein du Tarot et comme le révèle sa désignation, l'expression de la force d'âme, et dès lors une humanité capable de transformer les épreuves de la vie en vertus et d'accueillir les bénédictions du Ciel en tant que telles. Cette femme royale, à la coiffe en lemniscate et à la couronne, incarne l'individualité humaine qui a accès à sa propre individualité créatrice, ce qui fait d'elle une reine, c'est-à-dire en langage hermétique, u une originelle, un être divin, capable, comme le divin, d'une authentique créativité.
Qu'est-ce qui a permis ce passage de l'Atout X à l'Atout XI et dès lors cette émergence de l'individualité consciente d'elle-même, des informations corporelles mais aussi des influences familiales et sociales qui influent sur les esprits ? Un saut quantique s'accomplit ou ne s'accomplit pas, lors du passage à l'Atout X. L'être humain qui connaît ce saut, n'est plus un simple exemplaire de la société qui est la sienne, ou la simple répétition des mécanismes en jeu dans la socialisation, il n'est plus une simple potentialité d'individualité, il est devenu une véritable personne, un sujet de ses pensées, de ses décisions, et de son comportement. Et s'il a pu le devenir, c'est parce qu'il a affronté la sphinge qui est en chacun et traverser le seuil que représente aussi l'Atout X.
L'Atout X et la Verticale des V
Le Tarologue qui entend lire le Tarot, ce Live en image de la doctrine hermétiste, et enraciner ses interprétations sur l'Organisation holistique de ce dernier, fonde cette désignation de la Verticale des V par le partage de ce Nombre V et s'il le peut, c'est parce qu'il sait que ce Nombre V est en lien avec le corps humain (chaque pied, et chaque main est composé de ce nombre), avec le pentacle et le nombre d'or, et qu'il est contenu dans le nombre X que portent LA ROUE DE FORTUNE, LE JUGEMENT et LE MONDE, sachant que ce nombre X n'est pas autre chose que deux cinq se rejoignant par la pointe.
Sur le plan symbolique, le nombre V est, par excellence, le nombre de l'humanité. Mais il est aussi le nombre de la spiritualisation, ce qui se traduit, dans les iconographies de la Verticale par l'importance de la couleur bleue qu'o voit en jeu dans la Verticale des Nombre V . Aucune verticale ne contient autant de bleu que cette cinquième Verticale. Elle encadre en triangle le pape, entre sa barbe et les deux colonnes, et elle s'est répandue dans le corps même des personnages centraux de la Verticale, de la Sphinge à l'Enfant spirituel naissant du JUGEMENT, en passant par LE DIABLE.
Mais c'est avec émerveillement que le lecteur du Dictionnaire des symboles oniriques de Georges Romey y découvre la confirmation des intuitions symboliques du Tarot, quand le créateur de ce dernier, un membre de l'élite de la Renaissance italienne, a fait du nombre V et des personnages qui sont en jeu dans la cinquième Verticale des maîtres spirituels et des gardiens du seuil :
"Posté comme une sentinelle au centre de la série des neuf premiers nombres, le 5 ne masque pas son caractère de signe frontalier. Une frontière permet ou refuse le passage. Cette constatation autorise à soupçonner la complicité que ce chiffre entretient avec une symbolique de franchissement du seuil. La situation médiane qu’il occupe parmi les nombres simples n’est pas anodine. (...) Le 5 préside au passage de l’univers limité de la conscience volontaire, symbolisé par le 4, aux espaces infinis de l’amour et de l’intuition. (...) Les associations dont ce nombre est environné dans les rêves attestent son rôle de promoteur du passage. Par-delà les sens légitimement attribués par les interprétations traditionnelles, qui le proposent comme représentation du centre, de la quintessence et surtout de l’homme inscrit dans son rapport au monde matériel, nous invitons l’interprète des rêves à privilégier la valeur dynamique du 5. Nous plaçons celui-là dans le groupe des images classiques qui président aux scènes de franchissement. Il assume ce rôle comme le vieux sage, le serpent et d’autres symboles le font dans certains rêves. Le 5 est un nombre de la terre qui conduit vers le ciel. Mais il révèle au patient engagé dans le processus de transformation que les chemins de l’esprit passent par le cœur." (G. Romey, Le Dictionnaire de la symbolique des rêves, 2005.
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