LE TAROT DE MARSEILLE N’EST PAS NÉ A MARSEILLE, ET PAS MÊME EN FRANCE
On a longtemps pensé que le Tarot de Marseille, dans sa forme fixée malgré quelques variations, était l’invention de cartiers français du XVIIe ou XVIIIe siècles, tandis qu’en Italie les jeux qui avaient cours à la Renaissance étaient des jeux de Triomphes, dont les auteurs auraient été, en quelque sorte, les grands-parents du Tarot de Marseille. En réalité, si les jeux à Triomphes créés dans les différentes cours princières de l'Italie de la Renaissance représentent effectivement les principales sources d'inspiration du Tarot de Marseille, pour autant, le jeu tel que nous le connaissons, avec ses vingt-deux Atouts, ses quatre Cours et ses quarante Cartes numérales, ainsi que ses quatre Couleurs, est né en Italie, en pleine Renaissance, à la Cour du Duc de Milan.
Il faut reconnaître cependant que l'histoire du Tarot de Marseille est quelque peu trompeuse. Les plus anciens jeux de Tarot qu'il nous reste du passé ont été imprimés en France : il s’agit du jeu de Catelin Geofroy puis celui de Jean Noblet qui datent respectivement de 1557 et 1650. D’autre part, c'est un grand auteur de littérature française, Rabelais, qui parle du Tarot, sous ce nom, au sein de la littérature française, puisque c'est dans Gargantua, au chapitre XXII, que se trouve cette première mention romanesque.
Enfin, c’est aussi en France que le Tarot de Marseille, tel qu’on le connaît, s’est d'abord diffusé au sein de l'Europe : les jeux sont imprimés à Lyon d’abord, puis de là, à Paris, et à Rouen. En 1600, Lyon, Paris et Rouen sont les trois plus importantes villes où s’activent les manufactures des Cartes qui se diffusent, ensuite, partout en Europe. On parle à l’époque de ces villes comme « des greniers à cartes de l’Europe ».
On pensait dès lors que les jeux de Triomphes italiens étaient en quelque sorte les ancêtres d’un Tarot qui aurait trouvé sa forme définitive en France, et qu’on a désigné, pour une raison quelque peu mystérieuse puisque Marseille n'était pas un grand centre d'impression de jeux de cartes, sous le nom de « Tarot de Marseille ».
LE TAROT DE MARSEILLE EST ITALIEN ET A ÉTÉ CRÉÉ EN PLEINE RENAISSANCE
En réalité, le Tarot est né en Italie et très probablement au XVe siècle, c’est-à-dire en pleine Renaissance, et non dans la France des XVIe ou XVIIe siècles. Et si on en est, désormais, à peu près assuré, c’est parce qu’il y a eu une série de découvertes historiennes qui va dans ce sens.
Au début du XXe siècle, on a en effet retrouvé dans le puits du château des Sforza à Milan, six Cartes dont cinq à points et un Atout (l’Atout XXI, Le Monde) qui sont en tous points semblables à la forme fixée du Tarot de Marseille tel que les cartiers français l’ont transmise à la postérité. L'Atout XXI possède ce nombre XXI qui n’existe pas dans les jeux à triomphes italiens et l’iconographie de la Carte est parfaitement semblable à celle qu'on trouve dans les jeux plus tardifs édités en France. La datation précise de ces six Cartes n’est pas possible, mais les historiens estiment qu'il s'agit probablement de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe siècle. Le fait que ces Cartes aient été retrouvées dans un puits à Milan, précisément dans le puits du château des Sforza, une lignée de princes italiens connue pour son mécenat, est loin d’être indifférent, car dans cette Cour, il y avait des artistes hors pairs comme Botticelli ou Léonard de Vinci, ainsi que des spécialistes de géométrie sacrée comme le fut Luca Pacioli de laquelle, dans sa structure holistique, le Tarot de Marseille s'inspire.
D’autre part, Lord Sir Michael (Anthony Eardley) Dummett, un philosophe anglais et historien spécialisé dans le Tarot, a présenté dans un de ses livres, ce qu’on appelle « la feuille de Cary » (du nom de son dernier propriétaire privé), et qui représente une impression cartonnée d’un jeu qui n’est pas encore découpé. Or, cette feuille Cary provient elle aussi de Milan et représente bien des aspects de l’iconographie habituelle du Tarot, même si on n’y trouve pas les nombres qu’au contraire la carte trouvée dans le puits du Château de Milan possède. Cette feuille Cary daterait elle aussi de la fin du XVe siècle ou du début du XVIe siècle, précisément à une époque où Milan fut envahie par les troupes du roi de France, un roi qui avait ensuite très probablement emmené avec lui un exemplaire du Tarot de Marseille, ce qui explique dès lors pourquoi c’est en France que ce jeu si particulier s’est imprimé et diffusé en premier lieu.
Si les Cartes du puits du Château de Milan et la feuille Cary sont datées, par les historiens, du tout début du XVIe siècle, cela ne veut pas dire que le Tarot soit né à ce moment-là. Il est vraisemblable au contraire qu’il soit né quelques décennies avant, en plein XVe siècle, c’est-à-dire à l’époque où le duc Ludovic Sforza, célèbre pour son intelligence, mais aussi pour son absence de scrupules (il s'était emparé du pouvoir qui aurait dû appartenir à son neveu), ainsi que pour la liberté de ses mœurs au regard de l’influence religieuse, invite, à Milan, des artistes, des penseurs, des chercheurs qui sont à la pointe de la créativité italienne. Et il n’est pas non plus indifférent, pour expliquer pourquoi le Tarot s'est diffusé en France, que ce duc soit mort en France, emmené là par les troupes du roi victorieux, puis emprisonné à Lyon, précisément où allait se développer une importante manufacture de cartes à jouer.
Il est raisonnable dès lors de penser que le Tarot créé en Italie, à Milan plus précisément, dans la cour du duc Ludovic Sforza, a émigré en France où des cartiers se sont chargés de le reproduire et d’en faire la diffusion en France, puis partout en Europe.
Savoir où est né le Tarot de Marseille n’est pas suffisant, cependant, pour comprendre son importance historique, ainsi que pour en saisir le sens, il faut encore restituer le milieu historique où est très probablement né le Tarot et ce qui l'a inspiré.
LES JEUX ET SOURCES D’INSPIRATION DU TAROT DE MARSEILLE
Il ne faut jamais oublier que le Tarot a, d’abord, été un jeu de Cartes : les joueurs l’utilisent tel quel jusqu’au XIXe siècle où le Tarot de Marseille se spécialise dans ses usages ésotériques et divinatoire, pendant que les joueurs se dotent d’un tarot très différents, un tarot aux images inspirées par la vie quotidienne de la France du XIXe siècle.
Il est généralement admis que les premiers jeux existant dans l’histoire de l’humanité ont été inventés en Chine, au XIIe siècle, et qu’ils seraient arrivés en Occident en passant par le sultanat mamelouk d’Égypte et par les marchands de Venise, cette ville étant très ouverte au commerce international qui faisait sa richesse.
Ces jeux étant des jeux d’argent et de plus en plus populaires, l’Église de Rome les condamne à partir du XVe siècle. L’essor de ces jeux est cependant d’autant plus dynamique qu’il bénéficie de l’invention de la xylographie, une impression sur gravure, qui permet de réduire le coût de production. Auparavant, et donc durant au moins la première partie du XVe siècle, les jeux étaient dessinés à la main et enluminés, de ce fait, ils étaient très onéreux et réservés aux usages de l’aristocratie.
Parmi les jeux les plus anciens, on a principalement trois types de jeux : les naibis, les jeux de cartes de cours, et enfin les jeux éducatifs et moraux à destination de la jeunesse. L’association des trois types de cartes est, d'abord, le fait des jeux princiers à Triomphes qui ont pu, un temps, rivaliser avec le Tarot de Marseille, et plus vraisemblablement encore, en inspirer la création.
LES CARTES NUMÉRALES OU NAIBIS
On désigne sous le terme de « cartes numérales » les cartes où il n’y a pas de personnages, et qui sont organisées en enseignes en nombres inscrits sur les cartes et croissants.
Un décret de la cité de Florence datant du 23 mai 1376 permet de comprendre à quel moment les jeux de cartes sont apparus en Italie. Ce décret émet une forte réserve à l’égard des jeux importés : « Nous, les prieurs, voulant combattre les mauvais principes, ayant ouï qu’un certain jeu appelé naibbe a pris pied dans cette région (…) ».
D’où viennent ces naibi, ces jeux de cartes qui viennent d’ailleurs ? Si l’origine des cartes en Chine ne fait pas de doute, reste qu’entre l’Italie, l’Allemagne et les pays arabes, l’antériorité de tel ou tel espace culturel est désormais très discutée.
Quoi qu’il en soit de cette antériorité, une chose est sûre, les naibi des Mamelouks, cette lignée de dirigeants qui régnaient en Égypte, Syrie et Arabie et qui, par la suite, a été remplacée par celle des Ottomans, sont des jeux de cartes à points, magnifiquement décorés, dont on peut contempler les quelques cartes parvenues jusqu’à nous au musée Topkapi d’Istanbul. Ces cartes montrent une parenté évidente avec les cartes numérales des jeux italiens. On y retrouve ainsi la division en quatre couleurs : épées, bâtons (de polo), deniers et coupes. Ces enseignes appelées « italiennes » et qui restent celles du Tarot de Marseille ont été remplacées dans le reste de l’Europe par des enseignes nationales avec, par exemple, en Allemagne des cartes divisées en feuilles, glands, grelots et cœurs ; en Suisse des cartes réparties en roses, grelots, glands et boucliers ; en Espagne la répartition se fait entre les cartes d’ors, de bâtons, d’épées et de coupes. Mais les enseignes qui se sont imposées en France : carreaux, piques, trèfles et cœurs se sont progressivement imposées, y compris chez les joueurs de Tarot, et répandus partout en Europe, puis dans le monde, évinçant les enseignes nationales. Une seule exception résiste à cette diffusion des enseignes françaises : le Tarot de Marseille qui conserve les enseignes italiennes.
LES JEUX DE COURS OU D’HONNEURS
Les Jeux de Cour sont sans doute parmi les jeux les plus anciens en Occident. Au dernier tiers du XIVe siècle, un moine allemand en parle dans un traité : « voici qu’un certain jeu, qui est appelé jeu de cartes, dit-il, est arrivé chez nous cette année, c’est-à-dire l’année du Seigneur 1377. Dans ce jeu, l’état du monde dans les temps actuels et modernes est figuré de façon parfaite ». Ce monde qu’on retrouve sur les cartes des joueurs, c’est le monde des cours royales de son temps dans lesquels se trouvent des rois et parfois des reines, ainsi que de hauts et de bas serviteurs: les marshalli par exemple et les dames de maison et de compagnie.
Le plus célèbre de ces jeux de Cour, c’est le jeu de Stuttgart qui porte aussi le nom de (« jeu des offices de la Cour). Créé vers 1455, dans le sud de l’Allemagne d’alors (en Autriche actuelle), il a traversé entier les siècles jusqu’à nous. Il se compose de 48 cartes intactes, faites à partir de gravures sur bois peintes à la main, ces cartes se répartissant en quatre cours royales : cour de Bohême, cour d’Allemagne, cour de France et cour de Hongrie, chaque carte portant l’écusson de la cour en emblème.
Chaque cour se subdivise en douze personnages liés, selon leur enseigne et quatre par quatre, à un Nombre. En I, nous trouvons deux Bouffons (de la cour de Bohême et de la cour d’Allemagne) et deux Bouffonnes (de la cour de France et de la cour de Hongrie) ; dans les cartes des nombres II, III, IIII, et V, sont présentés les métiers et fonctions nécessaires à la vie de la cour (dont le potier, le chasseur, le boulanger, le tailleur, le barbier, etc.) ; puis à partir du nombre VI, on voit les personnages vivant à la cour et la servant directement (dame d’honneur, chambellan, chapelain, chancelier, et maîtresse de maison), le nombre X représentent les Maréchaux, puis accompagnant les nombres XI et XII, sont en jeu les reines et les rois. Selon l’historienne Isabelle Nadolny, dans ces jeux, on retrouve « ni plus ni moins qu’une splendide et vivante évocation de la vie seigneuriale du temps ».
En France, deux cartiers se distinguent : un dénommé Jacques d’une part, et Jean de Dale d’autre part, qui l’un et l’autre travaillaient à Lyon. Dans les jeux français, il n’y a pas d’enseignes, contrairement aux jeux allemands, mais simplement des personnages. Souvent, ces jeux sont composés à partir des grandes maisons aristocratiques françaises, mais aussi de la mythologie. La pucelle d’Orléans côtoie ainsi de grands ducs (de Bourgogne, de Normandie, de Reims…), des comtes (de Flandre, de Paris), mais aussi Vénus, Pallas Athéna, et la fée Mélusine... Les cours portent parfois des blasons, et se dotent des devises de ces cours.
Très clairement ls jeux de cour avaient une fonction pédagogique : ils transmettaient des modèles historiques ou mythologiques à la jeunesse aristocratique. Mais, à l'époque où le Tarot de Marseille apparaît, il existait aussi des cartes d'images, plus clairement éducatives encore.
LES JEUX ÉDUCATIFS ET MORAUX : LE TAROT DE MANTEGNA
Croire que les jeux de cartes, qui sont des jeux d’argent, de hasard et de stratégies, représentent la source unique du Tarot de Marseille serait une erreur. En réalité, dans cette Italie de la Renaissance où se trouvent Rome et la papauté, le pouvoir des images est depuis longtemps reconnu et elles sont un instrument important de l’éducation de l’aristocratie.
Deux ensembles d’images éducatives sont importantes quand on étudie le milieu historique où le Tarot de Marseille a été créé : le jeu de Mantegna et les Triomphes de Pétrarque.
En ce qui concerne le nom de ce qu’on appelle « le Tarot de Mantegna », il faut d'emblée rétablir le caractère trompeur de cette désignation historique puisque cet ensemble d'images n’est pas un tarot, ni même un jeu, et ce n’est pas non plus ce peintre italien qu’est Mantegna qui en est l'origine. En réalité, on ne sait pas exactement qui est l’artiste qui a créé ce support pédagogique de la Renaissance italienne.
Il se compose de cinquante gravures sur un support de feuilles non cartonnées, probablement exécutées à Ferrare, et reliées entre elles comme dans un livre. Ces cinquante gravures se subdivisent en cinq groupes de dix images organisées par les lettres A, B, C, et D. Chacun des cinq ensembles contient des personnages ayant en commun une dimension de la réalité et de l'imaginaire. Des êtres humains composent l’ensemble E, des êtres humains, des divinités grecques l’ensemble D, les arts et les sciences pour l’ensemble C, les grandes vertus et les principes cosmiques pour l’ensemble B, et enfin pour l’ensemble A, les planètes et sphères cosmiques.
Chaque ensemble est hiérarchisé du plus bas – les chiffres et nombres qui contiennent le 1, comme le 11, le 21, le 31 et le 41 -, jusqu'au plus haut, les multiples de dix : le 10, le 20, le 30, le 40 et le 50.
Dans la hiérarchie humaine, on part ainsi du nombre 1 qui correspond au Mendiant, dans une iconographie qui n’est pas sans rappeler aux amateurs du Tarot de Marseille, le Fou ou le Mat, et on s’élève au 2 où se situe le Serviteur, puis au 3 qui correspond à l’Artisan, au 4, le Marchand, au 5, le Gentilhomme, au 6, le Chevalier, au 7, le Doge, au 8, le Roi, au 9, l’Empereur, et au 10, le Pape, qui est au sommet de la hiérarchie humaine. Le Tarot de Mantegna, on le voit, installe et transmet un ordre social où l'aristocratie domine le peuple mais est, elle-même, soumise aux puissances spirituelles de l'Église de Rome.
Il est très intéressant de comparer le Tarot de Mantegna à l'organisation du Tarot de Marseille, en particulier, en ce qui concerne la hiérarchie des Vertus où l'ordre transmis n'est pas soumis aux mêmes hiérarchies. Ainsi, la vertu profane la plus haute pour le tarot Mantegna, c’est la Justice, qui est cependant dépassée par les trois vertus théologales (qui disposent l’homme à être en relation avec Dieu) : la Charité, l’Espérance et la Foi. Pour le Tarot, La Justice est la plus basse des vertus, et elle apparaît dès lors comme le socle fondateur des autres. Dans le Tarot de Marseille, en outre, les vertus théologales ont disparu. C'est que le Tarot de Marseille fait tout autre chose que de pérenniser un ordre social et politique existant. Il vise une initiation hermétique.
LES TRIOMPHES DE PÉTRARQUE
L’autre source principale d’inspiration du Tarot de Marseille ainsi que des jeux princiers à triomphes, ce sont les Triomphes du poète Pétrarque.
Pétrarque était un grand érudit et il a largement contribué à la Renaissance italienne. Il possédait une grande bibliothèque et avait traduit certains des textes majeurs de l’Antiquité, facilitant la diffusion du savoir chez ses contemporains. Il est l’un des plus importants acteurs de ce mouvement qui a transformé l’Occident et l’a fait passer du Moyen-Âge à la Renaissance. Mais Pétrarque était aussi un moraliste qui croyait profondément au message évangélique et à l’espérance qu’il transmet.
Les Triomphes de Pétrarque représentent une série de poèmes allégoriques qui mettent en image un rêve où une bataille est en jeu, celle de la lutte de l’humanité contre les passions. Cette œuvre est composée de six chapitres consacrés, chacun, au triomphe d’une allégorie, chacune étant dépassée par la suivante, et cela jusqu’à la dernière : l’éternité, refuge ultime de l’âme humaine qui a oeuvré au parfait dépassement des passions.
Les Triomphes de Pétrarque commencent avec celui de l’Amour, qui est, ensuite, supplanté par celui de la Chasteté, puis celle-ci l’est par la Mort, que dépasse la Renommée, laquelle se trouve surplombée par le Temps et, pour finir, se trouve l’Éternité, ce refuge ultime de l’homme en dieu. Ces triomphes de Pétrarque allaient connaître un énorme succès partout en Europe où les artistes et écrivains s’emparèrent du sujet. Ce qui intéresse, cependant surtout, les amateurs du Tarot, c'est le fait que chaque poème a donné lieu à une illustration sous forme d’enluminure aux vives couleurs où l'on voit l’allégorie alors triomphante installée sur un char qui n'est pas sans rappeler l'Atout VII : Le Chariot.
L'influence des Triomphes de Pétrarque sur la création du Tarot de Marseille possède cependant trois dimensions : d’une part, le terme "triomphe" est adopté par les jeux princiers qui précèdent le Tarot pour désigner les Cartes les plus importantes. Elles changeront de nom en France, et seront désignées sous le nom d'"Atout" une fois en France. D'autre part, le char qui est central dans l'Atout VII, Le Chariot, est traditionnellement interprété comme glorieux, victorieux, éclatant de succès. Enfin le Tarot a retenu ces idées pétrarquisantes de dépassement dans un cheminement de l’âme humaine qui, d’Atout en Atout, s’élève sur un plan moral et spirituel jusqu’à la dernière Carte qui est Le Monde, dans le Tarot de Marseille, et où nous retrouvons la notion d’éternité, c'est-à-dire de dépassement glorieux de la temporalité, même si cet Atout contient bien d'autres idées encore.
LES JEUX PRINCIERS À TRIOMPHES
Dans ce qui précède le Tarot de Marseille, il y a un type de jeu vraiment très proche au niveau de l’iconographie des cartes : c’est celui des jeux princiers à Triomphes, même si ces derniers n’obéissent pas encore entièrement aux codes du Tarot de Marseille et particulièrement pas à sa structure holistique.
Il faut savoir, qu’à la Renaissance, des princes ou ducs se partagent l’Italie qui n’est pas une nation réunie sur un plan politique, même si elle existe en tant qu’espace culturel partageant une langue et une histoire communes. S'il y a un peuple italien, il n’y a pas de royaume d’Italie ou de République d’Italie, mais des duchés et des principauté en plus des États pontificaux.
Les princes et ducs ont italiens cependant joué un rôle important dans la bascule du Moyen-Âge à la Renaissance. D’une part, c’étaient des personnes très cultivées et d’autre part, elles aimaient présenter les signes de leur puissance par un mécénat très actif auprès des intellectuels et des artistes. C’est sous leur impulsion que la poésie, la peinture, la sculpture, et l’architecture italiennes prennent leur essor, en s’émancipant aussi de la clôture du sujet religieux dans laquelle ces arts étaient jusqu'alors enfermés. Or, parmi ces signes ostentatoires de la richesse et du pouvoir, il y avait ces jeux princiers qui étaient commandés à des artistes et payés fort cher : les jeux princiers à triomphes.
Parmi ces jeux princiers, les plus célèbres et les mieux conservés sont les jeux Visconti-Sforza qui se trouvent, actuellement, répartis dans différents musées et bibliothèques. Or, dans ces jeux, il y a déjà la réunion des trois types de cartes que reprendra le Tarot de Marseille. Nous y trouvons en effet quatre suites de dix cartes numérales, des cartes de cour – les honneurs –, et les triomphes qui donnèrent leur nom au jeu.
Les cartes en carton, peintes à la main, sur fond d’or, avec des couleurs vives, ressemblent aux enluminures médiévales et présentent des personnages dont les modèles furent sans doute la cour Visconti. Ces jeux princiers en outre ne sont pas fixés, ni dans les représentations qu’ils proposent des triomphes, et les cartes par exemple ne sont pas numérotées.
Ces jeux représentent incontestablement la source principale de ce qui a servi d’inspiration au Tarot de Marseille, même si ce dernier va se servir de ces trois types de cartes pour s’organiser de manière holistique et par là-même pour distiller un message unique, à la fois hermétique et évangélique, mais en se dépouillant de l'influence de la vulgate de Rome.
Loin d'être fixés dans leurs formes, leur organisation et dans les iconographies, comme le sera le Tarot de Marseille, les trois jeux que se partagent les musées et bibliothèques aux USA et Italie – le Visconti de Modrone, le Brambilla, et le Colleoni (appelé aussi Visconti-Sforza) sont souvent très différents les uns des autres, et très différents aussi de ce que mettra en scène le Tarot de Marseille. Le Visconti di Modrone (appelé ainsi pour avoir très longtemps appartenu à la famille Visconti) inclut ainsi les trois Vertus théologales qui n’existent pas dans le Tarot de Marseille.
Je vous invite à aller sur Wikipédia qui publie en parallèle les Triomphes des trois jeux qui nous restent. Vous verrez, par exemple, deux interprétations très différentes de La FORCE ; et il en est de même pour la Mort (l’Atout XIII dans le Tarot de Marseille), l'un présente une mort à cheval, l'autre avec un arc qu'on ne retrouve pas dans le Tarot de Marseille où un squelette à pied avance avec une faux.
LE TAROT DE MARSEILLE ET LA COUR DE MILAN
Il est très probable que le Tarot de Marseille, tel qu’il existe depuis la Renaissance, soit né en Italie, et plus précisément à Milan, dans la Cour du duc Ludovic Sforza . C’est aussi à cette époque, à la fin du XVe siècle (1496), que Luca Pacioli qui travaillait à la géométrie sacrée rencontre Léonard de Vinci qui s’y trouvait depuis 1482. Ils se lient d’amitié et Léonard de Vinci fait les illustrations du très célèbre La divine proportion de Pacioli. Dans cet ouvrage où s'illustre le projet hermétique de l’élite de la Renaissance italienne, Pacioli traite des proportions mathématiques et du rôle qu’y joue le nombre d’or. Or, c'est ce même nombre d'or et ses expressions géométrique que met en scène la structure holistique du Tarot de Marseille.
Pacioli et de Vinci sont restés à Milan jusqu’à ce que les troupes du roi de France (Louis XII) envahisse la ville en 1499. Ludovic Sforza qui fut fait prisonnier est mort emprisonné en France, avait-il emmené avec lui son jeu de Tarot ? Ou bien est-ce Léonard de Vinci qui a suivi François 1er en 1515 pour vivre dans la petite ville d’Amboise et qui aimait prendre avec lui ses plus belles productions ?
Les liens entre Milan et la France étaient tels, alors, qu’il n’a rien d’étonnant dans le fait que cet objet créé par des Italiens, très certainement dans la cour du duc de Milan, et peut-être bien par Luca Pacioli et Léonard de Vinci qui y ont résidé, ait vu son premier développement historique en France, et non en Italie.
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